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la vertu pour elle-même, au lieu qu’elle n’a rien d’aimable & de loüable que par rapport à Dieu ; coupable d’une belle & spirituelle idolatrie, il n’en fut pas moins grossierement déçû ; il fut obligé de reconnoître son erreur en mourant, lorsqu’il s’écria : O vertu, je reconnois que tu n’es qu’un misérable fantôme, &c !

Cette insatiable avidité du cœur de l’homme n’est donc pas un mal. Il falloit qu’elle fût, afin que les hommes se trouvassent par-là disposés à chercher Dieu. Or ce que dans l’idée métaphorique & figurée, nous appellons un cœur qui a une capacité infinie, un vuide qui ne peut être rempli par les créatures, signifie dans l’idée propre & littérale, une ame qui desire naturellement un bien infini, & qui le desire sans bornes, qui ne peut être contente qu’après l’avoir obtenu. Si donc il est nécessaire que le vuide de notre cœur ne soit point rempli par les créatures, il est nécessaire que nous desirions infiniment ; c’est-à-dire, que nous nous aimions nous-mêmes sans mesure. Car s’aimer, c’est desirer son bonheur.

Je sai bien que notre nature étant bornée, elle n’est pas capable, à parler exactement, de former des desirs infinis en véhémence : mais si ces desirs ne sont pas infinis en ce sens, ils le sont en un autre ; car il est certain que notre ame desire selon toute l’étendue de ses forces : que si le nombre des esprits nécessaires à l’organe pouvoit croître à l’infini, la véhémence de ses desirs croîtroit aussi à l’infini ; & qu’enfin si l’infinité n’est point dans l’acte, elle est dans la disposition du cœur naturellement insatiable.

Aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous-mêmes à l’amour divin, quand celui-là est bien réglé : car qu’est-ce que s’aimer soi-même comme il faut ? C’est aimer Dieu ; & qu’est-ce qu’aimer Dieu ? C’est s’aimer soi-même comme il faut. L’amour de Dieu est le bon sens de l’amour de nous-mêmes ; c’en est l’esprit & la perfection. Quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers d’autres objets, il ne mérite pas d’être appellé amour ; il est plus dangereux que la haine la plus cruelle : mais quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec l’amour divin.

J’ai insinué dans ce que je viens de dire, que l’amour de, nous-mêmes allume toutes nos autres affections, & est le principe général de nos mouvemens. Voici la preuve de cette vérité : en concevant une nature intelligente, nous concevons une volonté ; une volonté se porte nécessairement à l’objet qui lui convient : ce qui lui convient est un bien par rapport à elle, & par conséquent son bien : or aimant toûjours son bien, par-là elle s’aime elle-même, & aime tout par rapport à elle-même ; car qu’est-ce que la convenance de l’objet auquel elle se porte, sinon un rapport essentiel à elle ? Ainsi quand elle aime ce qui a rapport à elle, comme lui convenant, n’est-ce pas elle-même qui s’aime dans ce qui lui convient ?

J’avoue que l’affection que nous avons pour les autres, fait quelquefois naître nos desirs, nos craintes, & nos espérances : mais quel est le principe de cette affection, si ce n’est l’amour de nous-mêmes ? Considérez bien toutes les sources de nos amitiés, & vous trouverez qu’elles se réduisent à l’intérêt, la reconnoissance, la proximité, la sympathie, & une convenance délicate entre la vertu & l’amour de nous-mêmes, qui fait que nous croyons l’aimer pour elle-même, quoique nous l’aimions en effet pour l’amour de nous ; & tout cela se réduit à l’amour de nous-mêmes.

La proximité tire de-là toute la force qu’elle a pour allumer nos affections : nous aimons nos enfans parce qu’ils sont nos enfans ; s’ils étoient les enfans d’un autre, ils nous seroient indifférens. Ce n’est donc pas eux que nous aimons, c’est la proximité qui nous lie avec eux, Il est vrai que les enfans n’ai-

ment pas tant leurs peres que les peres aiment leurs

enfans : mais cette différence vient d’ailleurs. Voyez Amour paternel & filial. Au reste, comme il y a proximité de sang, proximité de profession, proximité de pays, &c. il est certain aussi que ces affections se diversifient à cet égard en une infinité de manieres : mais il faut que la proximité ne soit point combattue par l’intérêt ; car alors celui-ci l’emporte infailliblement. L’intérêt va directement à nous ; la proximité n’y va que par réflexion : ce qui fait que l’intérêt agit toûjours avec plus de force que la proximité. Mais en cela, comme en toute autre chose, les circonstances particulieres changent beaucoup la proposition générale.

Non-seulement la proximité est une source d’amitié, mais encore nos affections varient selon le degré de la proximité : la qualité d’homme que nous portons tous, fait cette bienveillance générale que nous appellons humanité : homo sum, humani nihil à me alienum puto.

La proximité de la nation inspire ordinairement aux hommes une bienveillance, qui ne se fait point sentir à ceux qui habitent dans leur pays, parce que cette proximité s’affoiblit par le nombre de ceux qui la partagent ; mais elle devient sensible, quand deux ou trois personnes originaires d’un même pays se rencontrent dans un climat étranger. Alors l’amour de nous-mêmes qui a besoin d’appui & de consolation, & qui en trouve en la personne de ceux qu’un pareil intérêt & une semblable proximité doit mettre dans la même disposition, ne manque jamais de faire une attention perpétuelle à cette proximité, si un plus fort motif pris de son intérêt ne l’en empêche.

La proximité de profession produit presque toûjours plus d’aversion que d’amitié, par la jalousie qu’elle inspire aux hommes les uns pour les autres : mais celle des conditions est presque toûjours accompagnée de bienveillance. On est surpris que les Grands soient sans compassion pour les hommes du commun ; c’est qu’ils les voyent en éloignement, les considérant par les yeux de l’amour propre. Ils ne les prennent nullement pour leur prochain ; ils sont bien éloignés d’appercevoir cette proximité ou ce voisinage, eux dont l’esprit & le cœur ne sont occupés que de la distance qui les sépare des autres hommes, & qui font de cet objet les délices de leur vanité.

La fermeté barbare que Brutus témoigne en voyant mourir ses propres enfans, qu’il fait exécuter en sa présence, n’est pas si desintéressée qu’elle paroît : le plus grand des Poëtes Latins en découvre le motif en ces termes :

Vincet amor patrioe, laudumque immensa cupido.

mais il n’a pas démélé toutes les raisons d’intérêt qui font l’inhumanité apparente de ce Romain. Brutus étoit comme les autres hommes ; il s’aimoit lui-même plus que toutes choses : ses enfans sont coupables d’un crime qui tendoit à perdre Rome, mais beaucoup plus encore à perdre Brutus. Si l’affection paternelle excuse les fautes, l’amour propre les aggrave, quand il est directement blessé : sans doute que Rome eut l’honneur de ce que Brutus fit pour l’amour de lui-même, que sa patrie accepta le sacrifice qu’il faisoit à son amour propre, & qu’il fut cruel par foiblesse plûtôt que par magnanimité.

L’intérêt peut tout sur les ames ; on se cherche dans l’objet de tous ses attachemens ; & comme il y a diverses sortes d’intérêts, on peut distinguer aussi diverses sortes d’affections que l’intérêt fait naitre entre les hommes. Un intérêt de volupté fait naître les amitiés galantes : un intérêt d’ambition fait naître les amitiés politiques : un intérêt d’orgueil fait naître les amitiés illustres : un intérêt d’a-