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LES ANCIENS CANADIENS.

obligés, cette ignoble ingratitude qui vous frappe de stupeur, qui perce le cœur comme une aiguille d’acier ?

— Jamais ! dit le jeune homme.

— C’est alors l’intérêt, conséquence naturelle de la civilisation, qui cause l’ingratitude ; plus l’homme a de besoins, plus il doit être ingrat. Ceci me rappelle une petite anecdote, qui trouve sa place ici. Il y a environ vingt ans qu’un pauvre sauvage, de la tribu des Hurons, arriva chez moi dans un état bien pitoyable (a). C’était le printemps ; il avait fait une longue et pénible marche, passé à la nage des ruisseaux glacés, ayant bien chaud, en sorte qu’il était attaqué d’une pleurésie violente, accompagnée d’une inflammation de poumons des plus alarmantes. Je jugeai qu’une abondante saignée pouvait seule lui sauver la vie. Je n’avais jamais phlébotomisé, et je fis, avec mon canif, mes premières armes dans cet art sur l’homme de la nature. Bref, des simples, des soins assidus opérèrent une guérison ; mais la convalescence fut longue : il resta plus de deux mois chez moi. Au bout d’un certain temps, André et moi parlions le huron comme des indigènes. Il me raconta qu’il était un grand guerrier, un grand chasseur, mais que l’usage immodéré de l’eau-de-feu avait été sa ruine ; qu’il avait une forte dette à payer, mais qu’il serait plus sage à l’avenir. Ses remerciements furent aussi courts que ses adieux :

— Mon cœur est trop plein pour parler longtemps, dit-il ; le guerrier huron ne doit pas pleurer comme une femme : merci, mes frères.

Et il s’enfonça dans la forêt.

J’avais complètement oublié mon indigène, lors-