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vous pas alors comme digne de pitié ? Que si, pour faire un pas, vous aviez toujours besoin d’aide et de porteurs, ne vous croiriez-vous pas le plus malheureux de tous les hommes ? Voilà les sentiments que vous devriez avoir : voilà ce que vous devriez penser de votre faste. Car, que ce soient des hommes ou des animaux qui vous portent, cela ne fait rien, c’est toujours une égale servitude. Dites-moi, je vous prie, qu’est-ce qui distingue les anges de nous, sinon qu’ils ne sont pas pressés de besoins comme nous ? Ainsi, moins on en a, plus on approche de leur état, plus on en a, plus on est éloigné d’eux et plongé dans cette vie périssable. Et pour savoir si je dis vrai, interrogez les vieillards, demandez-leur quelle époque de leur vie ils estiment heureuse, ou celle dans laquelle ils étaient follement esclaves de tous ces besoins ; ou celle dans laquelle ils en sont heureusement affranchis ? Si nous vous les citons, c’est que les jeunes gens, enivrés de leurs passions, ne sentent point le poids de la servitude. Interrogez ceux qui sont sujets à la fièvre, demandez-leur quand ils se croient heureux, si c’est lorsqu’étant altérés, ils boivent beaucoup, lorsqu’ils ont besoin de beaucoup de choses ; ou lorsqu’ayant repris leur santé, ils n’ont plus ces pressants besoins ? Ne voyez-vous pas qu’en quelque état que l’on soit, c’est être malheureux que d’avoir beaucoup de besoins, et que la misérable servitude et la violente cupidité nous éloignent fort de la vraie philosophie et de la vertu ?
Pourquoi donc augmentons-nous volontairement notre misère ? Dites-moi, je vous prie, si vous pouviez commodément vivre sans maison, ne préféreriez-vous pas cet état à l’assujettissement d’une maison ? Pourquoi donc multipliez-vous à plaisir les marques de votre infirmité ? Ne disons-nous pas Adam heureux, pour n’avoir eu besoin de personne, ni de maisons, ni d’habits ? Oui, certes, me répondrez-vous ; mais maintenant nous sommes dans cette nécessité. Et pourquoi donc l’augmentons-nous ? Si plusieurs se retranchent beaucoup de choses et de celles même qui sont nécessaires, comme domestiques, argent, maison, quelle excuse aurons-nous, nous qui passons bien au-delà du nécessaire ? Plus vous accroissez votre cortège, plus vous vous enfoncez dans la servitude : plus vous vous créez de besoins, plus vous diminuez votre liberté.
N’avoir besoin de personne, c’est en quoi consiste la véritable liberté : et n’avoir besoin que de peu de chose, c’est ce qui en approche le plus ; telle est la liberté dont jouissent les anges et ceux qui les imitent. Pensez donc combien il est louable de se procurer cette liberté dans un corps mortel. Saint Paul y exhortait les Corinthiens, en disant : « Or, je voudrais vous les épargner » ; et : « De peur que ces personnes ne souffrent dans leur chair des afflictions et des peines[1] ». (I, 7,28) La raison pour laquelle on appelle l’argent « bien », c’est afin que nous nous en servions dans nos besoins, et non afin que nous le gardions et nous le cachions en terre : car ce n’est point là posséder, mais c’est être possédé. Si nous cherchons à entasser les richesses, et non à les mettre à profit, nous renversons l’ordre. Nos richesses nous possèdent, et ce n’est point nous qui les possédons.
Délivrons-nous donc de cette cruelle servitude, et mettons-nous enfin en liberté. Pourquoi nous faisons-nous tant de chaînes et de tant d’espèces ? N’êtes-vous pas déjà assez enchaînés par les liens de la nature, par les nécessités de la vie, par une foule d’affaires ? Faut-il que vous vous tendiez encore des filets, pour vous y prendre les pieds ? Et comment pourrez-vous vous élever au ciel et vous tenir dans une si grande élévation ? Ce serait déjà un grand point de gagné que d’avoir rompu tous ces liens, afin de pouvoir entrer dans la céleste cité d’en haut. Tant d’autres obstacles s’y opposent : mais voulons-nous les surmonter et les vaincre tous, et tout à la fois, embrassons la pauvreté. C’est la voie pour obtenir la vie éternelle, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

  1. Saint Chrysostome accommode ce passage à son sujet. Le voici tel qu’on le lit dans le texte sacré : Que si vous épousez une femme, vous ne péchez point : et si une fille se marie, elle ne pèche pas aussi. Mais ces personnes souffriront dans leur chair des afflictions et des peines. Or, je voudrais vous tes épargner. (1Cor. 7,28)