Page:Chaucer - Les Contes de Canterbury.djvu/49

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LE PROLOGUE.


    Avec lui était un Laboureur, son frère,
530qui avait charrié mainte charge de fumier ;
c’était un vrai travailleur, et un bon,
vivant en paix et charité parfaite.
Il aimait Dieu par-dessus tout, de tout son cœur,
en tout temps, qu’il eût heur ou malheur,
et ensuite son prochain tout comme lui-même.
Il battait le blé, et creusait des fossés, et bêchait,
pour l’amour du Christ, pour tous les misérables,
sans salaire, autant qu’il était en lui.
Sa dîme, il la payait bien et dûment,
540à la fois de son propre travail et sur son bien.
Vêtu d’un tabard[1] il chevauchait sur une jument.

Il y avait aussi un intendant et un meunier,
un « Semoneur », et un « Pardonneur » aussi,
un « Manciple », et moi-même ; il n’y en avait point d’autre.

Le Meunier était un robuste gaillard, en l’occasion* ;
il était fort gros de muscles, et aussi de charpente ;
cela y paraissait bien, car partout où il allait,
à la lutte il emportait toujours le bélier[2].
Il était court d’épaules, trapu, le corps noueux ;
550n’y avait porte qu’il ne pût soulever de ses gonds,
ou briser, en s’y ruant, d’un coup de tête.
Sa barbe était aussi rouge que poil de truie ou de renard,
et large avec cela, tout comme une bêche.
Sur le sommet de son nez, à droite, il avait
une verrue, et sur elle se dressait une touffe de poils,
rouges comme les soies des oreilles d’une truie ;
ses narines étaient noires et larges.
Il portait à son côté une épée et un bouclier ;
sa bouche était aussi grande qu’un grand four.
560C’était un bruyant bavard et un goliard[3],
et ses propos étaient surtout de péchés et ribauderie.
Il s’entendait à voler le blé, et à prendre trois fois sa redevance ;
et pourtant il avait un pouce d’or, pardi[4].

  1. Voir note 1, page 2.
  2. Prix ordinaire des concours de force à la lutte.
  3. Sorte de bouffon qui égayait les repas des gens riches par des vers plaisants, des propos satiriques et des grossièretés.
  4. C’est-à-dire : et pourtant c’était un honnête meunier. — Le pouce des meuniers acquiert un tact spécial par le toucher des grains. De là le proverbe satirique à double entente : Un meunier honnête a un pouce d’or (il fait admirablement ses affaires).