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voile, et me forçant, avec la folâtrerie des Amours, à lui donner la main, nous descendîmes les degrés de la hutte, où se pressait une foule de spectateurs : Ononthio nous suivait. L’Indien ne sait point rougir ; je ne me sentis aucun embarras, et je remarquai qu’on avait l’air d’applaudir à la naïve hauteur de ma contenance.

« Nous montons sur un traîneau au milieu des armes protectrices, des torches flamboyantes et des cris des esclaves qui faisaient retentir les voûtes du nom pompeux de leurs maîtres.

« Comme le char de la nuit, roulent les cabanes mobiles : l’enfant du commerce, retiré dans la paix de ses foyers, entend frémir les vitrages de sa hutte et sent trembler sous lui la couche nuptiale. Nous arrivons chez la divinité des plaisirs. S’élançant du traîneau rapide auquel ils étaient suspendus, des esclaves nous en ouvrent les portes : nous descendons sous un vestibule de marbre orné d’orangers et de fleurs. Nous pénétrons dans des cabanes voluptueuses, aux lambris de bois d’ébène gravés en paysages d’or. Partout brûlaient les trésors dérobés aux filles des rochers et des vieux chênes. La véritable nation française (car je l’avais reconnue au premier coup d’œil) était déjà établie aux foyers de l’ikouessen. Un ton d’égalité, une franchise semblable à celle des sauvages, régnaient parmi les guerriers.

« J’adressai ma prière à l’Amour hospitalier, Manitou de cette cabane, et me mêlant à la foule, je me trouvai pour la première fois aussi à l’aise que si j’eusse été dans le conseil des Natchez.

« Les guerriers étaient rassemblés en divers groupes, comme des faisceaux de maïs plantés dans le champ des peuples. Chacun enseignait son voisin et était enseigné par lui : tour à tour les propos étaient graves comme ceux des vieillards, fugitifs comme ceux des jeunes filles. Ces hommes, capables de grandes choses, ne dédaignaient pas les agréables causeries ; ils répandaient au dehors la surabondance de leurs pensées ; ils formaient de discours légers un entretien aimable et varié : dans un atelier européen, des ouvriers aux bras robustes filent le métal flexible qui réunit les diverses parties de la beauté ; l’un en aiguise la pointe, l’autre en polit la longueur, un troisième y attache l’anneau qui fixe le nuage transparent sur le sein de la vierge ou le ruban sur sa tête.

« Abandonné à moi-même, j’errais de groupe en groupe, charmé de ce que j’entendais, car je comprenais toutes les paroles : on ne montrait aucune surprise de ma façon étrangère.

« Tandis que je promenais mes pas à travers la foule, j’aperçus dans un coin un homme qui ne conversait avec personne et qui paraissait profondément occupé. J’allai droit à lui : « Chasseur, lui dis-je, je te souhaite un ciel bleu, beaucoup de chevreuils et un manteau de castor. De quel désert es-tu ? car, je le vois bien, tu viens comme moi d’une forêt. »

« Le héros, qui eut l’air de se réveiller, me regarda, et me répondit : « Oui, je viens d’une forêt.

« Je ne dormirai point sous de riches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices. »

« — Je l’avais bien deviné, m’écriai-je ; ton apparence est simple, mais tu es excellent. Y a-t-il rien de moins brillant que le castor, le rossignol et l’abeille ? »

« Comme j’achevais de prononcer ces mots, un guerrier au regard pénétrant s’approcha de nous, mettant un doigt sur sa bouche. « Je parie, dit-il, que nos deux sauvages sont charmés l’un de l’autre. »

« En même temps il passa son bras sous le mien et m’entraîna dans une autre partie de la cabane. « Laissons-nous donc tout seul cet enfant des bois ? » lui dis-je. « Oh ! répliqua mon conducteur, il se suffit à lui-même : il ne parle pas d’ailleurs le langage des hommes, et n’entend que celui des dieux, des lions, des hirondelles et des colombes[1] ! »

« Nous traversions la foule : un des plus beaux Français que j’aie jamais vus, s’appuyant sur les bras de deux de ses amis, nous accosta. Mon guide lui dit : « Quel chef-d’œuvre vous nous avez donné ! vous avez vu les transports dans lesquels il a jeté ce sauvage. » — « J’avoue, repartit le guerrier, que c’est un des succès qui m’ont le plus flatté dans ma vie. » — « Et cependant, dit un de ses deux amis d’un ton sévère, vous eussiez mieux fait de ne pas tant céder au goût du siècle, de retrancher votre Aricie, au risque de perdre cette scène qui a ravi cet Iroquois. »

« Le second ami du guerrier le voulut défendre. « Voilà vos faiblesses, s’écria le premier, voilà comme vous êtes descendu du Misanthrope au sac dans lequel vous enveloppez votre Scapin ! » À ce propos j’allais à mon tour m’écrier : « Sont-ce là les hommes aimés du ciel dont j’ai entendu les chants ? » Mais les trois amis[2] s’éloignèrent, et je me retrouvai seul avec mon guide.

« Il me conduisit à l’autre extrémité de la cabane, et me fit asseoir près de lui sur une natte de soie. De là, promenant ses yeux sur la foule tantôt en mouvement, tantôt immobile, il me dit : « Chactas,

  1. La Fontaine.
  2. Racine, Molière et Boileau.