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des ténèbres, lui répond d’une voix éclatante :

« O mon père ! je n’ai pas rompu les liens qui nous unissent. J’ai entendu les bruits répandus par toi chez les Natchez ; j’ai vu avec transport les grandes choses que tu prépares ; mais il me venait dans ce moment d’autres bruits de la terre : j’étais occupée à redire au monde la gloire d’un monarque de l’Europe[1]. Ces Français m’accablent de leurs merveilles ; il me faudrait des siècles pour les entendre et les raconter. Cependant je suis prête à te suivre, et j’abandonne tout pour servir tes desseins. »

En achevant ces mots, la Renommée descend de son trône : de toutes les voûtes, de tous les dômes, de tous les souterrains du palais ébranlé, s’échappent des sons confus et discordants : tels sont les rugissements d’un troupeau de lions, lorsque, la gueule enflammée, la langue pendante, ils élèvent la voix durant une sécheresse dans l’aridité des sables africains.

Satan et la Renommée sortent du sonore édifice, s’abattent comme deux aigles au pied de la montagne, où la Nuit leur amène un char. Ils y montent. La Renommée saisit les rênes qui flottaient embarrassées dans les ailes des deux coursiers : démon fantastique, dans les ténèbres elle ressemble à un géant ; à la lumière elle n’est plus qu’un pygmée. L’Etonnement la précède, l’Envie la suit de près et l’Admiration l’accompagne de loin.

Le couple pervers franchit ces mers inexplorées qui s’étendent entre la coupole de glace et ces terres que n’avaient point encore nommées les Cook et les La Pérouse. La Renommée, dirigeant ses coursiers sur la croix du sud, tourne le dos à ces constellations australes qu’un œil humain ne vit jamais ; puis, par le conseil de Satan, de peur d’être aperçue de l’ange qui garde l’Asie, au lieu de remonter l’océan Pacifique, elle descend vers l’orient, pour voler sur la plaine humide qui sépare l’Afrique du nouveau continent. Elle ne voit point Tahiti avec ses palmiers, ses chants, ses chœurs, ses danses, et ses peuples qui recommençaient la Grèce. Plus rapide que la pensée, le char double le cap où un océan, si longtemps ignoré, livre d’éternels combats aux mers de l’Ancien Monde.

Satan et la Renommée laissent loin derrière eux les flammes qui s’élèvent des terres Magellaniques ; phare lugubre, qu’aucune main n’allume, et qui brûle sans gardien, au bord d’une mer sans navigateur. Ils vous saluèrent, ruines fumantes de Rio-Janeiro, monument de ta valeur, ô mon fameux compatriote !

Satan frappe de sa lance les coursiers haletants, et bientôt il a passé ce promontoire qui reçut jadis une colonie des Carthaginois. L’Amazone découvre son immense embouchure, ces flots que La Condamine, conduit par la céleste Uranie, visita dans sa docte course, et que Humboldt devait illustrer.

À l’instant même, le char traverse la ligne que le soleil brûle de ses feux, entre dans l’autre hémisphère, et laisse sur la gauche la triste Cayenne, que l’avenir a marquée pour l’exil et la douleur. Les deux puissances infernales, en perdant de vue cette terre qui les fait sourire, volent au-dessus des îles Caraïbes, et se trouvent engagées dans l’archipel du golfe mexicain. La montueuse Martinique, qui n’était point encore soumise à la valeur française, la Dominique conquise par les Anglais, disparaissaient sous les roues du char. Saint-Domingue, qui depuis s’enivra de richesses, de sang et de liberté, Saint-Domingue, dont les destinées devaient être si extraordinaires, se montrait alors en partie sauvage, tel que les intrépides flibustiers l’avaient laissé en héritage à la France. Et toi, île de San-Salvador, à jamais célèbre entre toutes les îles, tu fus découverte par l’œil de la Renommée, bien qu’une ingrate obscurité ait succédé à ta gloire. Élevant la tête entre tes sœurs des Bahamas, ce fut toi qui souris la première à Colomb ; ce fut toi qui vis descendre de ses vaisseaux l’immortel Génois, comme le fils aîné de l’Océan ; ce fut sur tes rivages que se visitèrent les peuples de l’Occident et de l’Aurore, qu’ils se saluèrent mutuellement du nom d’hommes ! Tes rochers retentissaient du bruit d’une musique guerrière annonçant cette grande alliance, tandis que Colomb tombait à genoux et baisait cette terre, autre moitié de l’héritage des fils d’Adam.

À peine la Renommée a-t-elle quitté San-Salvador, qu’elle aborde à l’isthme des Florides : elle arrête le char, s’élance avec l’archange sur les grèves dont la mer se retire. Satan promène un moment ses regards sur les forêts, comme s’il apercevait déjà dans ces solitudes des peuples destinés à changer la face du monde. La Renommée jette un nuage sur son char, étend ses ailes, donne une main à son compagnon : tous deux, renfermés dans un globe de feu, s’élèvent une hauteur démesurée, et retombent au bord du Meschacebé. Là Satan quitte sa trompeuse fille pour voler à d’autres desseins, tandis qu’elle se hâte d’exécuter les ordres de son père.

Elle prend la démarche et la contenance d’un vieillard, afin de donner un plus grand air de vérité à ses paroles. Sa tête se dépouille, son corps se courbe sur un arc détendu qu’elle tient à

  1. Louis XIV.