Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

stances imprévues. La seule vitesse avec laquelle on voit voler un oiseau peut indiquer la portée de sa vue, je ne dis pas la portée absolue, mais relative ; un oiseau dont le vol est très vif, direct et soutenu, voit certainement plus loin qu’un autre de même forme, qui néanmoins se meut plus lentement et plus obliquement ; et si jamais la nature a produit des oiseaux a vue courte et à vol très rapide, ces espèces auront péri par cette contrariété de qualités, dont l’une non seulement empêche l’exercice de l’autre, mais expose l’individu à des risques sans nombre[NdÉ 1], d’où l’on doit présumer que les oiseaux dont le vol est le plus court et le plus lent sont ceux aussi dont la vue est la moins étendue, comme l’on voit, dans les quadrupèdes, ceux qu’on nomme paresseux (l’unau et l’aï) qui ne se meuvent que lentement, avoir les yeux couverts et la vue basse.

L’idée du mouvement et toutes les autres idées qui l’accompagnent ou qui en dérivent, telles que celles des vitesses relatives, de la grandeur des espaces, de la proportion des hauteurs, des profondeurs et des inégalités des surfaces, sont donc plus nettes, et tiennent plus de place dans la tête de l’oiseau que dans celle du quadrupède ; et il semble que la nature ait voulu nous indiquer cette vérité par la proportion qu’elle a mise entre la grandeur de l’œil et celle de la tête[NdÉ 2] : car, dans les oiseaux, les yeux sont proportionnellement beaucoup plus grands[1] que dans l’homme et dans les animaux quadrupèdes ; ils sont plus grands, plus organisés, puisqu’il y a deux membranes de plus ; ils sont donc plus sensibles, et dès lors ce sens de la vue plus étendu, plus distinct et plus vif dans l’oiseau que dans le quadrupède, doit influer en même proportion sur l’organe intérieur du sentiment, en sorte que l’instinct des oiseaux sera par cette première cause modifié différemment de celui des quadrupèdes.

  1. Le globe de l’œil, dans une aigle femelle, avait, dans la plus grande largeur, un pouce et demi de diamètre ; celui du mâle avait trois lignes de moins. Mém. pour servir à l’Hist. des animaux, partie ii, p. 257. — Le globe de l’œil de l’ibis avait six lignes de diamètre… L’œil de la cigogne était quatre fois plus gros. Idem, partie iii, p. 484. — Le globe de l’œil, dans le casoar, était fort gros à proportion de la cornée, ayant un pouce et demi de diamètre, et la cornée n’ayant que trois lignes. Idem, partie ii, p. 313.
  1. Buffon montre dans cette phrase qu’il avait compris l’importance, au point de vue de la perpétuation des variations des animaux, du fait auquel Darwin devait, beaucoup plus tard, donner le nom de sélection. (Voyez l’article relatif au Pigeon.)
  2. On a beaucoup discuté, pendant ces dernières années, l’origine physiologique des notions que nous possédons sur la position des objets dans l’espace. M. Cyon a soutenu récemment que ces notions « dépendent surtout des sensations inconscientes d’innervation ou de contraction des muscles oculo-moteurs ; d’autre part, que chaque excitation, même minime, des canaux demi-circulaires produit des contractions et des innervations des mêmes muscles » ; d’où il conclut que « il est incontestable que les centres nerveux dans lesquels aboutissent les fibres nerveuses qui se distribuent dans les canaux sont en relation physiologique intime avec le centre oculo-moteur, et que, par conséquent, leur excitation peut intervenir, d’une manière déterminante, dans la formation de nos notions sur l’espace. » (Cyon, Recherches expérimentales sur les fonctions des canaux demi-circulaires et sur leur rôle dans la formation des notions de l’espace. Paris, 1878.)