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» Après le repas, pendant le premier quart, les glaces commencèrent à se rompre avec un bruit si terrible qu’il n’est pas possible de l’exprimer. Le vaisseau avait le cap au courant qui charriait les glaçons, si bien qu’il fallut filer du câble pour se retirer ; on compta plus de quatre cents gros bancs de glace, qui enfonçaient de dix brasses dans l’eau et paraissaient de la hauteur de deux brasses au-dessus.

» Ensuite on amarra le vaisseau à un autre banc qui enfonçait de six grandes brasses, et l’on y mouilla en croupière. Dès qu’on y fut établi, on vit encore un autre banc peu éloigné de cet endroit-là, dont le haut s’élevait en pointe, tout de même que la pointe d’un clocher, et il touchait le fond de la mer ; on s’avança vers ce banc, et l’on trouva qu’il avait vingt brasses de haut dans l’eau, et à peu près douze brasses au-dessus.

» Le 11 août, on nagea encore vers un autre banc qui avait dix-huit brasses de profondeur et dix brasses au-dessus de l’eau…

» Le 21, les Hollandais entrèrent assez avant dans le port des glaces, et y demeurèrent à l’ancre pendant la nuit ; le lendemain matin, ils se retirèrent et allèrent amarrer leur bâtiment à un banc de glace sur lequel ils montèrent et dont ils admirèrent la figure comme une chose très singulière ; ce banc était couvert de terre sur le haut, et on y trouva près de quarante œufs ; la couleur n’en était pas non plus comme celle de la glace, elle était d’un bleu céleste. Ceux qui étaient là raisonnèrent beaucoup sur cet objet : les uns disaient que c’était un effet de la glace, et les autres soutenaient que c’était une terre gelée. Quoi qu’il en fût, ce banc était extrêmement haut : il avait environ dix-huit brasses sous l’eau et dix brasses au-dessus. » (Troisième voyage des Hollandais par le Nord, t. Ier, p. 46, etc.)

Wafer rapporte que près de la Terre-de-Feu il a rencontré plusieurs glaces flottantes très élevées, qu’il prit d’abord pour des îles. Quelques-unes, dit-il, paraissaient avoir une lieue ou deux de long, et la plus grosse de toutes lui parut avoir quatre ou cinq cents pieds de haut. (Voyez le Voyage de Wafer, imprimé à la suite de ceux de Dampier, t. IV, p. 304.)

Toutes ces glaces, comme je l’ai dit dans l’article vi, viennent des fleuves qui les transportent dans la mer ; celles de la mer de la Nouvelle-Zemble et du détroit de Waigats viennent de l’Oby, et peut-être du Jénisca et des autres grands fleuves de la Sibérie et de la Tartarie ; celles du détroit de Hudson viennent de la baie de l’Ascension, où tombent plusieurs fleuves du nord de l’Amérique ; celles de la Terre-de-Feu viennent du continent austral, et, s’il y en a moins sur les côtes de la Laponie septentrionale que sur celles de la Sibérie et au détroit de Waigats, quoique la Laponie septentrionale soit plus près du pôle, c’est que toutes les rivières de la Laponie tombent dans le golfe de Bothnie et qu’aucune ne va dans la mer du Nord : elles peuvent aussi se former dans les détroits où les marées s’élèvent beaucoup plus haut qu’en pleine mer, et où par conséquent les glaçons qui sont à la surface peuvent s’amonceler et former ces bancs de glace qui ont quelques brasses de hauteur ; mais, pour celles qui ont quatre ou cinq cents pieds de hauteur, il me paraît qu’elles ne peuvent se former ailleurs que contre des côtes élevées, et j’imagine que, dans le temps de la fonte des neiges qui couvrent le dessus de ces côtes, il en découle des eaux qui, tombant sur des glaces, se glacent elles-mêmes de nouveau, et augmentent ainsi le volume des premières jusqu’à cette hauteur de quatre ou cinq cents pieds ; qu’ensuite, dans un été plus chaud, par l’action des vents et par l’agitation de la mer, et peut-être même par leur propre poids, ces glaces collées contre les côtes se détachent et voyagent ensuite dans la mer au gré du vent, et qu’elles peuvent arriver jusque dans les climats tempérés avant que d’être entièrement fondues.