Page:Bréal - Essai de Sémantique.djvu/287

Cette page a été validée par deux contributeurs.
271
LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN.

sur les idées elles-mêmes[1]. Avant l’invention de l’écriture, les hommes comptaient au moyen de cailloux. Sans doute il a fallu que l’idée précédât : mais cette idée est vacillante, fugitive, difficile à transmettre ; une fois incorporée dans un signe, nous sommes plus sûrs de la posséder, de la manier à volonté et de la communiquer à d’autres. Tel est le service rendu par le langage : il objective la pensée.

Après avoir été d’abord, et tout au commencement, associés à la conception, les mots ne tardent pas à en tenir lieu : nous comparons, nous enchaînons, nous opposons les signes, non les idées. Il est vrai que derrière ces signes subsiste un demi-souvenir, un quart de souvenir, un dixième de souvenir de l’idée qu’il représente, et nous avons intérieurement le sentiment que si nous le voulions, nous pourrions rappeler l’idée à son ancienne netteté[2]. Mais il n’en est pas moins vrai que, pour les opérations un peu compliquées, pour les opérations à faire rapidement, les signes nous suffisent. Non seulement les mots, mais ces assemblages de mots que nous avons appelés « les groupes articulés[3] », nous sont nécessaires. Le

  1. On demande pourquoi l’intelligence des animaux reste stationnaire : il n’en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne sont pas arrivés jusqu’à ce point d’incorporer volontairement leur pensée dans un signe : tout leur développement ultérieur est dès lors resté arrêté aux premiers pas. L’enfant idiot ne parle point : ce n’est pas que les organes de la parole lui manquent. Le travail intérieur d’observation et de classement qui permet d’attacher l’idée au signe s’est trouvé au-dessus de ses forces.
  2. Taine, De l’Intelligence, liv. I, chap. III.
  3. Voir ci-dessus, p. 186.