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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

propre à exprimer une exclamation, un désir, un ordre. Il est moins exposé enfin à cet épaississement du sens, à cette cristallisation, à cette concrétion dont nous aurons à parler plus loin, et dont tous les substantifs, même les substantifs abstraits, sont menacés[1].

En présence de pareils avantages on se demande ce qui a pu retarder à ce point la création de l’infinitif. Pour répondre à cette question, il faut un instant jeter les yeux en arrière et considérer le plan général de nos langues.

Toutes les fois qu’il est question de classer les langues d’après leur plus ou moins de perfection, nous sommes habitués à parler de la famille indo-européenne comme placée au degré supérieur de l’échelle. Cependant il ne faut pas chercher bien longtemps pour y retrouver ce que nous regardons comme une caractéristique des idiomes peu avancés. Certaines langues de l’Amérique peuvent dire « ma tête, ta tête, sa tête », mais non pas « tête » en général. Cela est assurément barbare. Mais il n’en était pas autrement du verbe indo-européen, qui pouvait dire φέρω, φέρεις, φέρει, mais non pas φέρειν. Dans le plan primitif, l’action était toujours rapportée à une personne. Une forme comme δίδωμι, δίδοθι, représente à elle seule toute une proposition :

  1. Comparer, par exemple, frui et fructus, regere et regio, etc. Voir ci-dessous, le chapitre des mots abstraits.