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ABÉLARD.

point que de pareilles menaces fussent peu de chose, se sauva de nuit en Champagne, et obtint, après la mort de l’abbé, la permission de vivre monastiquement où il voudrait. Les raisons politiques qui concoururent à cela sont assez curieuses (P). Ensuite de cette permission, il se choisit une solitude dans le diocèse de Troyes, et y bâtit un oratoire qu’il nomma le Paraclet[a]. Une grande multitude d’écoliers l’y allèrent joindre, ce qui réveilla l’envie qui l’avait tant de fois persécuté. Mais à ce coup il tomba dans les plus dangereuses mains du monde ; je veux dire qu’il fut en butte à deux soi-disans restaurateurs de l’ancienne discipline, et grands zélateurs qui, comme de nouveaux apôtres (Q), s’étaient acquis la faveur des peuples. Ils répandirent tant de médisances contre sa personne, qu’ils lui débauchèrent les principaux de ses amis, et qu’ils contraignirent ceux qui l’aimaient encore à n’oser le lui témoigner. Ils lui rendirent la vie tellement amère, qu’il fut sur le point d’abandonner le pays de chrétienté[b] ; mais son étoile ne lui permit pas de se procurer ce repos, et l’attacha tout de nouveau à des chrétiens et à des moines pires que des Turcs[c]. Les moines de l’abbaye de Ruis, au diocèse de Vannes, l’élurent pour leur supérieur (R). Il espéra que ce serait pour lui un asile ; mais il éprouva qu’il n’avait fait que changer de mal. Les mœurs incorrigibles des moines, et la violence d’un seigneur qui leur ôtait la meilleure partie de leurs revenus, de sorte qu’ils étaient contraints de nourrir de leur propre bourse leurs concubines et leurs enfans[d], l’exposèrent à mille chagrins, et même aux plus grands dangers (S). Sur ces entrefaites, l’abbé de Saint-Denis chassa les religieuses d’Argenteuil. Abélard, mû de pitié pour Héloïse, leur prieure, lui fit présent de l’oratoire du Paraclet, où elle s’établit avec quelques-unes de ses compagnes. Depuis ce temps-là il fit souvent des voyages de Bretagne en Champagne pour les intérêts d’Héloïse, et pour se délasser un peu des embarras de son abbaye. On en causa, nonobstant la mutilation (T) que ce pauvre homme avait autrefois soufferte. Voilà jusqu’où il a conduit l’histoire de ses malheurs, dans une lettre qui subsiste encore. Le reste de sa vie doit être cherché dans d’autres écrits, et consiste principalement en ce qu’il eut un nouveau procès d’hérésie devant l’archevêque de Sens. Il demanda qu’il lui fut permis de justifier sa doctrine dans une assemblée publique : cela lui fut accordé. On convoqua un concile à Sens, auquel le roi Louis VII voulut assister en personne. Ce fut l’an 1140. Saint Bernard y fut mandé pour y soutenir le personnage d’accusateur. On lut d’abord à l’assemblée les propositions qui

  1. Nous dirons dans l’article Paraclet pourquoi il donna ce nom à son oratoire, et nous rapporterons les chicanes qu’on lui fit à ce sujet.
  2. Voyez la remarque (E) de l’article de Alciat (Jean-Paul).
  3. Incidi in christianos atque monachos, gentibus longè sœviores atque pejores. Abælardi Epist., pag. 32.
  4. Unusquisque de propriis olim marsupiis se et concubinas suas cum filiis et filiabus substantaret. Abælardi Epist., pag. 33.