Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Alciat 2


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ALCIAT (Jean-Paul), gentilhomme milanais, fut un de ces Italiens qui abandonnèrent leur patrie dans le XVIe. siècle, afin de s’unir à l’Église protestante, et qui ensuite s’amusèrent à tant raffiner sur le mystère de la Trinité, qu’ils formèrent un nouveau parti, non moins odieux aux protestans qu’aux catholiques. Alciat avait porté les armes : il commença ses innovations à Genève, de concert avec un médecin nommé Blandrata, et avec un avocat nommé Gribaud, auxquels Valentin Gentilis s’associa[a]. Les précautions que l’on prit contre eux, et les procédures sévères que l’on exerça contre ce dernier, rendirent les autres plus timides, et les engagèrent même à chercher un autre théâtre[b]. Ils choisirent la Pologne, où Blandrata et Alciat semèrent leurs hérésies avec assez de succès. Ils attirèrent Gentilis (A), qui ne manqua pas de les aller joindre[c]. Il avait l’obligation à Alciat, qu’à sa prière le bailli de Gex l’avait mis hors de prison (B). On prétend que de la Pologne ils passèrent en Moravie. Nous dirons en son lieu quelle fut la destinée de Gentilis. Pour ce qui est d’Alciat, il se retira à Dantzick, et y mourut, dans les sentimens de Socin (C), car il n’est pas vrai qu’il se fit Turc (D). Il avait écrit deux lettres à Grégoire Pauli, l’une en 1564, l’autre en 1565, datées de Husterilts, où il soutenait que Jésus-Christ n’a commencé d’être qu’à sa naissance de la sainte Vierge[d]. On a donc eu raison de blâmer Moréri, qui l’avait fait arien, et puis mahométan[e]. Peut-être qu’avant que de se retirer à Dantzick, il avait fait un tour en Turquie, sans avoir dessein de s’y faire renégat, mais seulement d’y être à couvert des persécutions (E) ; et c’est peut-être ce qui donna lieu au bruit qui a tant couru et qui court encore, de son prétendu mahométisme. Calvin et Bèze ont parlé de lui comme d’un fou à lier (F).

  1. Voyez Aretius, dans l’Histoire de la Condamnation de Gentilis.
  2. Beza, in Vitâ Calvini.
  3. Id. ibid.
  4. Bibliot. Antit. init., pag. 28.
  5. Voyez son Dictionnaire, au mot Alciat, où on le réfute.

(A) Ils attirèrent Gentilis. ] J’ai suivi Aretius et Théodore de Bèze, qui s’accordent à débiter que Gentilis n’alla en Pologne qu’après que Blandrata et Alciat y eurent dogmatisé[1] ; et j’abandonne l’auteur de la Bibliothéque des Antitrinitaires, qui affirme qu’Alciat et Gentilis allèrent ensemble en Pologne, environ l’an 1562[2]. Stanislaüs Lubienietzki a dit à peu près la même chose : Valentinus iste, et Paulus Alciatus Pedemontanus, cùm Genevæ ob odia Calvini acerrima subsistere non possent, anno 1563 in Poloniam venerant[3]. Mais ces auteurs ne sont point assez exacts pour mériter la préférence. Hornius la mérite encore moins, lui qui a dit que George Blandrata et Paul Alciat, tous deux médecins (il se trompe à l’égard d’Alciat), se sauvèrent de Suisse en Pologne, épouvantés par le supplice de Servet et par celui de Gentilis. Dans la même page de son Histoire Ecclésiastique, il assure qu’ils suivaient le trithéisme de Valentin Gentilis[4]. Mais il est certain que l’hérésie d’Alciat était le pur socinianisme. On ne saurait mieux réfuter la chronologie de Hornius que par une lettre de Pierre Martyr, écrite à Zurich, le onzième de juillet 1558. On apprend à Calvin, dans cette lettre, qu’on avait vu Grégoire le médecin, accompagné de Jean Paul le Piémontais ; qu’on les exhorta à ne point rompre l’union de l’Église, et à se conformer au formulaire de l’église italienne de Genève ; qu’on n’y gagna rien, et que, de l’avis de Bullinger, on leur conseilla de vider la ville ; qu’ils le firent ; que le médecin dit qu’il s’en allait en Transylvanie, et que Jean Paul se retira à Chiavenne. Il faut lire dans Pierre Martyr, non pas Gregorium medicum, mais Georgium medicum, qui n’est autre que George Blandrata, tout comme Joannes Paulus Pedemontanus n’est autre que notre Alciat. Si Calvin ne disait pas expressément que tous ces hétérodoxes Italiens, et nommément Jean Paul Alciat, signèrent le formulaire, on serait fort tenté de penser que ceux dont parle Pierre Martyr refusèrent d’y souscrire. Quoi qu’il en soit, ils n’étaient plus à Genève peu après la signature ; car elle se fit le 18 de mai 1558, et ils étaient à Zurich le onzième de juillet suivant. Gentilis ne fut mis à mort qu’en 1566. Il était sorti de Genève quelques mois après la signature, et s’était retiré au pays de Gex, où il conféra avec Alciat : ce qui montre, ou qu’Alciat n’alla point à Chiavenne en sortant de Zurich, ou qu’il y demeura peu. Voyez l’article Blandrata, où je tâche de débrouiller l’ordre des temps par rapport à ces gens-là.

(B) À sa prière, le bailli de Gex avait mis Gentilis hors de prison[5].] On ne sait si les prières suffirent. Sandius insinue qu’il fallut donner de argent : In oppido nomine Gajum in carcerem conjicitur (Gentilis) undè cùm evadere non posset, quòd esset pauper, à socio suo Paulo Alciato redimitur, quem utpotè locupletem, prætereà verò nobili genere ortum, immò et militem, simili modo non audebant aggredi[6].

(C) Il mourut à Dantzick dans les sentimens de Socin. ] C’est de quoi on ne peut raisonnablement douter, après les preuves que Martin Ruarus [7] en a données. Il dit que cet homme, ayant vécu quelques années à Dantzick comme un bon chrétien, recommanda en mourant son âme à Jésus-Christ son sauveur, et puis il ajoute[8] : « Catherine Weimera, aïeule de ma femme, qui le connaissait familièrement et qui assista à sa mort, l’a souvent dit à David Werner Buttel son mari, qui est encore en vie, et il n’y a que trois ans qu’elle est morte. Ma belle-mère me dit encore hier qu’elle avait souvent vu en cette ville la veuve d’Alciat, qui survécut quelques années à son mari. » Il ajoute, par occasion, qu’il a ouï dire à André Woidovius, qu’Alciat, courant risque d’être assommé à Cracovie par des écoliers, à cause qu’il passait pour arien, éluda leurs mauvaises intentions en leur disant qu’il croyait en Jésus-Christ fils du Dieu vivant et de Marie : ce nom de Marie le sauva : Ridiculo schemate evasisse, cùm se non Arianum sed Marianum esse diceret, quòd cùm illi quid sibi vellet quærerent, respondisse, credere se Jesum Christum Dei vivi et Mariæ filium. Illi non minore stupore quàm malitiâ obsessi, audito venerando Mariæ nomine, incolumem dimiserunt. Voilà un cas où la maxime des dévots outrés de la sainte Vierge se trouva véritable : Que l’on est quelquefois sauvé avec plus de promptitude en invoquant le nom de Marie qu’en invoquant le nom de Jésus[9].

(D) Il n’est pas vrai qu’il se fit Turc. ] On vient d’en lire les preuves ; et, sur cela, qui peut s’empêcher de dire qu’il serait à souhaiter que ceux qui soutiennent la bonne cause ne fussent point sujets à certains défauts qui règnent éternellement parmi les persécuteurs de l’orthodoxie ? Un excès de crédulité, un fond de mauvaise haine, je veux dire une haine qui ne comprend pas moins la personne de l’hérétique que son hérésie même, nous font avaler tous les contes que l’on débite au désavantage d’un hérésiarque. Court-il quelque bruit qu’il s’est tué, que le diable l’a emporté, qu’il est mort enragé et en blasphémant, on le croit sans attendre que la chose soit avérée, on l’écrit à ses amis partout où l’on a commerce, on l’imprime, qui pis est ; et dès là on sème un mensonge dont la graine ne se perd jamais, tant elle tombe en bonne terre. Le premier qui le publie n’est pas long-temps le seul qui l’ait publié : on ne chôme pas à le faire passer de livre en livre, comme un grand motif de zèle ou comme un objet de réflexions.

Les protestans n’ont pas été moins trompés que les catholiques au prétendu mahométisme de Jean-Paul Alciat. Ils n’ont pas été moins soigneux de le débiter les uns que les autres.

Iliacos intrà muros peccatur et extra[10].


Sponde l’a inséré dans ses Annales Ecclésiastiques ; et c’est de là sans doute que le père Maimbourg l’avait copié[11], quoiqu’il ne cite point cet auteur, comme M. Moréri le cite. Le fameux Calovius l’avait débité : Ruarus lui écrivit ce que l’on a vu. Il y avait deux ans que sa lettre était imprimée lorsqu’on fit une nouvelle édition de l’Histoire Ecclésiastique de Micrælius : cependant celui qui a pris la peine d’y ajouter beaucoup de choses n’en a pas ôté le mensonge pour lequel Calovius avait été censuré. Je ne sais si Ruarus a bien découvert l’origine de cette fable. Il croit qu’une lettre de Théodore de Béze[12] en a été le fondement. Cette lettre rapporte que Valentin Gentilis, interrogé sur son camarade Alciat, avait répondu : Il s’est fait mahométan, et il y a long-temps que je n’ai eu aucun commerce avec lui. Les deux conjectures de Ruarus ne sont pas mauvaises : 1o. Gentilis crut faire plaisir par-là aux juges qui lui faisaient son procès. Nous apprenons tous les jours[13] par nos gazettes quelque chose de semblable, c’est-à-dire, que les déserteurs débitent mille nouvelles très-propres à chatouiller ceux qui les questionnent ; 2o. Gentilis, qui reconnaissait en Notre-Seigneur une génération ou une filiation fort singulière, était bientôt disposé à mettre dans la même catégorie les samosaténiens et les mahométans, Deux sectaires qui se brouillent s’entre haïssent plus au commencement qu’ils ne haïssent le tronc duquel ils se sont séparés : de sorte que Gentilis était un mauvais témoin à l’égard d’Alciat, après les disputes violentes qui les avaient désunis dans la Pologne. Voëtius[14] et Lætus[15] n’ont cité que cette lettre de Théodore de Bèze quand ils ont dit qu’Alciat s’était fait mahométan. Hornius n’a cité personne, quoiqu’il avance cela avec la dernière confiance. Alciatus, dit-il [16], transiit ad Turcas, ac muhammedismum amplexus, inter eos vitam finiit. Hoornbeek ne cite non plus personne dans l’Apparat de ses Disputes contre les Sociniens, où il dit deux ou trois fois qu’Alciat embrassa le mahométisme : Dignam pœnam dedit quando eum Deus ad muhammedanos prolabi sivit ; nempè ne alibi quàm inter infideles istos nomen suum ultrà profiteretur [17]. On pourrait soupçonner que cette fable n’a pas eu la lettre de Théodore de Bèze pour son fondement unique, si l’on ne considérait que légèrement l’Histoire de la réformation polonaise ; car, quand on y voit que l’auteur, ayant parlé d’un certain Adam Neusserus[18], qui enfin se vit contraint de s’enfuir à Constantinople, ajoute qu’Alciat avait eu une semblable destinée, on ne peut guère penser sinon que la chose est véritable, puisqu’un tel historien la débite. Mais, en examinant de près les paroles de cet auteur, on trouve que son témoignage se réduit à rien. Voici comme il parle dans la page 200 : Exacto trimestri necesse habebat (Adamus Neusserus), periculo sibi ab exploratoribus Cæsaris imminente, solum vertere, et Constantinopolin (quam et Alciati fortunam fuisse supra vidimus, adéo Turcæ ante christianos æquitate et humanitate longè sunt !) confugere. Ces paroles nous renvoient à un endroit précédent : je crois que c’est à la page 109. Or, si d’un côté l’on trouve dans cette page que quelques-uns ont écrit que Gentilis s’était fait mahométan, on y trouve aussi, de l’autre, que ce furent ses ennemis qui forgèrent cette imposture. C’est sans doute ce qu’a voulu dire le sieur Stanislas Lubienietzki. On le sent, malgré les fautes d’impression qui défigurent misérablement son livre. De Alciato scriptum accepi, dit-il[19], eum in epistolis ad Gregorium Pauli anno 1564 et 1565 Husterlitzii datis dissuasisse sententiam quòd Christus exstiterit antequàm ex Mariâ nasceretur, et acerrimè dogmati vulgari de Trinitate restitisse, ità ut mahometismum consilii in primordio reformationis sat ancipiti et arduo ignarus ei prætulisse scribatur, sed à Calvino et inventurum ejus æmulis, odio internecino iri eum et alios veritatis amantes flagrantibus[20].

(E) Peut-être... avait-il fait un tour en Turquie... pour être à couvert des persécutions. ] Cela me fait souvenir de Pierre Abélard, qui fut sur le point d’aller chercher un asile aux pays des infidèles, contre les agens ou les promoteurs de l’orthodoxie. Il avait été battu de l’oiseau, et s’alarmait plus qu’un autre ; car toutes les fois qu’il entendait dire qu’il se ferait bientôt une assemblée d’ecclésiastiques, il s’imaginait que c’était pour le condamner. D’ailleurs, il avait éprouvé le grand crédit de ces agens, et il n’était pas facile de leur échapper sous des princes de leur parti. Ils écrivent partout ; et avant que leur ennemi soit arrivé dans une ville, le portrait de ses erreurs y fait déjà peur, et y soulève tous les esprits. Un temps a été, que ceux qui avaient l’oreille des papes pouvaient rendre la meilleure partie de l’Europe un pays inhabitable, à l’égard d’un homme qu’ils se seraient mis fortement en tête de faire passer pour hérétique ; et ce pauvre misérable pouvait en quelque façon leur appliquer quelques endroits du psaume CXXXIX[21]. Il ne faut donc pas s’étonner que Pierre Abélard ait eu envie d’aller chercher du repos au milieu des mahométans ou des païens : il espérait qu’en payant tribut il aurait la liberté de professer le christianisme hors de la sphère d’activité de l’Odium Theologicum ; et il craignait, qu’à moins que d’en venir là, il se trouverait toujours enfermé dans cette sphère. Voici ses paroles : Deus ipse mihi testis est quotiens aliquem ecclesiasticarum personarum conventum adunari noveram, hoc in damnationem meam agi credebam. Stupefactus illicò quasi supervenientis ictum fulguris exspectabam, ut quasi hæreticus aut profanus in Conciliis traherer aut Synagogis.…. Sæpè autem (Deus scit) in tantam lapsus sum desperationem, ut Christianorum finibus excessis ad Gentes transire disponerem, atque ibi quietè sub quâcumque tributi pactione inter inimicos Christi christianè vivere[22]. Or, comme Alciat avait encore plus à craindre du papisme qu’Abélard, et qu’il ne voyait guère de sûreté dans les pays où les autres chrétiens étaient les maîtres,

Tenent Danai quà deficit ignis[23],


ses boutades et ses caprices auraient bien pu lui faire naître l’envie d’essayer la tolérance des Turcs, et l’en dégoûter bientôt pour l’envoyer à Dantzick. Apprenons à nous défier de certains récits, encore que des auteurs considérables les adoptent.

(F) Calvin et Bèze ont parlé de lui comme d’un fou à lier. ] Le premier dit que le jour que l’on proposa aux Italiens soupçonnés d’hétérodoxie un formulaire à signer, Alciat s’emporta dire manière furieuse : Inter quos princeps fuit Joannes quidam Paulus Alciatus, homo non stolidi tantùm ac vesani ingenii, sed planè phreneticus ad rabiem usque[24] : l’autre dit que c’était un homme à vertiges et un frénétique ; Paulus quidam Alciatus, Mediolanensis, homo jam anteà plané phreneticus et vertiginosus[25].

  1. Aretius, dans l’Hist. de la Condamnation de Gentilis. Voyez aussi la LXXXIe. Lettre de Béze.
  2. Bibliot. Antitrinit., pag. 20 et 27.
  3. Lubieniec. Hist. Reformat. Polon., p. 107.
  4. On trouve ces fautes dans l’édition de 1687 augmentée des Notes et de la Continuation de M. Leydecker.
  5. Histor. Reformat. Polon., pag. 107 ; Bibliot. Antitrinitat., pag. 27.
  6. Bibliot. Antitrinit, pag. 26.
  7. Lisez ainsi, et non pas Martin Bucerus, dans la Biblioth. Antitrinitat., pag. 27.
  8. Dans une lettre écrite à Calovius, et datée de Dantzick, a. d. iii. Non. Apr. 1640. C’est la XLVIIe de la première centurie des Lettres de Ruarus.
  9. Velocior est nonnunquàm salus invocato nomine Mariæ quàm invocato nomine Jesu S. Anselmus, de Excellentiâ Virginis, cap. VI.
  10. Horat. Epist. II, lib. I, vs. 16.
  11. Maimbourg, Histoire de l’Arianisme, tom. III, pag. 344, édition de Hollande.
  12. C’est la LXXXIe.
  13. On écrit ceci l’an 1693.
  14. Voet. Disputat., tom. III, p. 781.
  15. Joh. Lætas, Compend. Hist. univ., p. 436.
  16. Hornius, Hist. Eccles., pag. 351. Edit. ann. 1687.
  17. Hoornbeek. Apparatus, pag. 20 ; vide etiam pag. 233.
  18. Il y a dans l’imprimé Neusnerus ; mais ce livre est tout plein de fautes, et surtout quant aux noms propres.
  19. Histor. Reformat. Polonicæ, pag. 109.
  20. Je crois qu’il faut lire, à Calvino esse inventum et ejus æmulis, odio internecino in, etc.
  21. Quò ibo à spiritu tuo, et quò à facie tuâ fugiam ?... Si sumpsero pennas meas diluculo et habitavero in extremis maris..., illuc tenebit me dextera tua.
  22. Abælardi Oper., pag. 32.
  23. Virgil. Æneid., lib. II, vs. 505.
  24. Calvin. advers. Valent. Gentil, p. 659. Tractat. Theolog.
  25. Beza, Epistol. LXXXI.

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