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ABEL.

fice d’Abel, ce qui, selon eux, avait relation au lion de la tribu de Juda, dont la venue avait déjà été promise. J’ai rassemblé dans les remarques un assez grand nombre de différens sentimens sur les choses qui concernent Abel. C’est avoir rassemblé bien des mensonges et bien des fautes. Or, comme c’est le but et l’esprit de ce dictionnaire, le lecteur ne doit point donner son jugement sur ce ramas sans se souvenir de ce but. Et cela soit dit une fois pour toutes.

(A) Combien a duré l’état d’innocence. ] Les auteurs sont fort partagés sur ce point. Quelques-uns veulent qu’Adam ait péché le jour même de sa création, et qu’il n’ait demeuré dans le Paradis que six, ou sept, ou dix heures[1]. D’autres allongent le terme jusqu’à six, à huit, ou à dix jours ; d’autres, jusqu’à trente-quatre ans. Ils se fondent presque tous sur des rapports qu’ils imaginent entre Adam et Jésus-Christ : car, par exemple, ceux qui disent ou qu’Adam demeura quarante jours dans le Paradis terrestre, ou qu’il y demeura trente-quatre ans, en donnent pour raison ou que Jésus-Christ fut quarante jours sans manger, ou qu’il vécut sur la terre trente-quatre ans[2]. Il serait superflu d’avertir les gens d’esprit que cette sorte de raison ne prouve rien. On peut faire d’assez bonnes objections à ceux qui ne font durer que quelques heures l’état d’innocence ; mais on en peut faire de beaucoup plus fortes à ceux qui le font durer des semaines ou des années. Car, n’en déplaise à quelques rabbins, c’est un fait certain par le texte de Moïse qu’Adam ne connut sa femme qu’après la sortie du Paradis. Or, pourquoi aurait-il tant différé la consommation de son mariage ? N’avait-il pas reçu la bénédiction nuptiale de la bouche de son créateur ? N’avait-il pas ses ordres dûment expédiés et signifiés pour foisonner, pour multiplier et pour remplir la terre ? La plus solide raison qu’on puisse alléguer pourquoi cette consommation ne se fit qu’après la chute, c’est que la femme fut tentée et séduite aussitôt presque que formée. Voilà comment saint Augustin satisfait à cette difficulté : Mox creatâ muliere, antequàm convenirent, facta est illa transgressio[3]. L’autre raison qu’il allègue, savoir qu’il fallait attendre l’ordre de Dieu[4], est tout-à-fait nulle : car, comme je l’ai déjà dit, cet ordre avait été notifié authentiquement. Si l’on pouvait une fois prouver que l’innocence du premier homme dura plusieurs jours, on rendrait presque indubitable l’opinion de ceux qui disent que, sans le fruit défendu, Adam et Ève auraient éternellement gardé leur virginité, et que ce ne fut que sur la prévision de leur chute que Dieu produisit la diversité des sexes. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions dire certainement à quel âge ils commencèrent d’engendrer. Nous réfuterons ailleurs[5] les rêveries de ceux qui ont dit que Caïn ne fut conçu que long-temps après le péché d’Adam, soit que son père se fût voulu sevrer des plaisirs du mariage plusieurs années par pénitence, soit qu’il se fût attaché à une autre femme qu’à Ève.

(B) De combien Abel était plus jeune que Caïn. ] La narration de Moïse semble prouver clairement que Caïn et Abel n’étaient point frères jumeaux : néanmoins l’un des plus judicieux interprètes[* 1] de l’Écriture a cru avec quelques rabbins qu’ils l’étaient. Rabbini, et ex eis Calvinus, putant ex codem conceptu Evam peperisse gemellos Caïn et Abel[6]. Quand on lui accorderait cela, toute l’incertitude ne serait pas évanouie, vu qu’on ne sait pas avec précision l’année de la naissance de Caïn. Mais, encore un coup, il n’y a nulle apparence qu’Abel ait été son frère jumeau ; et il n’y a nulle certitude qu’il soit né un an

  1. * Joly reproche à Bayle de donner ces épithètes à Calvin.
  1. Pererius, in Genesim, lib. VI, Quæst. I.
  2. Cornel. a Lapide in Genes., cap. III, v. 23.
  3. August, lib. IX, de Genesi ad lit., cap. IV.
  4. Potest etiam dici quia nondùm Deus jusserat ut convenirent : cur enim non ad hanc rem divina expectaretur auctoritas, ubi nullâ concupiscentiâ tanquàm stimulis, inobedientia carnis urgebat ? Id. Ib.
  5. Dans La remarque (B) de l’article d’Ève.
  6. Cornel. à Lapide, in Genesim, cap. IV, v. 2.