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ALEGAMBE.

dans un entretien de quelques personnes de lettres, l’an 1697. ] Quelques messieurs, qui étaient venus à Delft, avec les plénipotentiaires de France, se trouvèrent un jour avec des Français réfugiés, et avec des gens du pays ; et, selon la coutume des gens de lettres, ils parlèrent fort de livres et de savans. Ils convinrent presque tous de la décadence de l’érudition, et ils remarquèrent plus d’une fois, avec un grand air de joie, que la société des jésuites n’a presque plus aujourd’hui d’habiles gens. Les Bellarmins, les Sirmonds, les Petaus, ajoutaient-ils, n’ont point laissé de successeurs : leurs places, et celles de plusieurs autres sujets moins illustres, sont encore vacantes. M.*** fut presque le seul qui n’applaudit pas à ce reproche, et qui pria la compagnie de considérer que ceux qui se plaisent à semer partout de tels discours pèchent doublement ; « car, en premier lieu, dit-il, on touche en deux mots ce qui concerne les autres ordres, et les autres communautés, et on s’arrête beaucoup sur celle-là. Cette acception de personnes est très-inique. Les universités de France ont-elles des professeurs en médecine qui fassent autant de bruit que les Fernels, et les Sylvius ? ou des professeurs en jurisprudence qui approchent des Doneaux, des Duarens, des Hotmans, et des Cujas ? Montrez-nous, si vous pouvez, dans le parti protestant, un Casaubon, un Scaliger, un Saumaise. Montrez-nous en Hollande un Grotius, un Heinsius, un Vossius. Ces gens-là ne sont-ils point morts sans laisser de successeurs ? Ont-ils laissé des places qui soient remplies ? Disons donc que le défaut que vous affectez d’approprier aux jésuites, est commun à tous les partis, et à toutes les communautés de l’Europe : c’est le défaut du siècle, et non pas celui de leur compagnie. N’allez pas croire », continua-t-il, et ce fut sa seconde réflexion, « que je prétende que la portion du XVIIe. siècle, dans laquelle nous avons vécu, soit inférieure à l’autre portion, ou au siècle précédent. Je crois au contraire que, tout bien compté, elle doit avoir l’avantage, et que c’est le changement de goût qui est le sujet unique de ce que vous appelez décadence de l’érudition. L’étude de la critique est tombée ; on s’est tourné vers la justesse du raisonnement[1] ; on a cultivé l’esprit beaucoup plus que la mémoire ; on a voulu penser délicatement, et s’exprimer poliment. Cette application ne fait pas produire de ces gros volumes qui imposent au public, et qui élèvent aux grandes réputations ; mais, réellement, elle fait naître plus de lumières, et une habileté plus estimable que le grand savoir des grammairiens où des philologues. Les jésuites ont suivi ce nouveau goût, et voilà pourquoi leurs savans ne sont pas de la même trempe que ceux d’autrefois. Avez-vous pris garde comme moi, continua-t-il, au nombre considérable de gens illustres qui se trouvent présentement dans leur collége de Paris ? Le père Benier est si consommé dans les langues que tous les étrangers d’Europe et d’Asie vont le chercher, et converser avec lui, comme s’il était de leur nation. Peut-on voir une plus vaste littérature que celle du père Hardouin ? Le père Commire n’est-il pas un des plus grands poëtes latins qui soient aujourd’hui au monde ? Où est l’homme qui, pour le français et pour le bon goût de la composition, surpasse le père Bouhours ; ou, en fait d’humanités, le père Jouvency ; ou, en beau latin, le père de la Beaune, qui vient de donner les œuvres du père Sirmond ? Y a-t-il en France de meilleures plumes que le père le Tellier, le père Daniel, le père Doucin, etc. ? Je vous en nomme quelques-uns : mais c’est sans prétendre faire tort à plusieurs autres, que je ne vous nomme pas. » Voilà quel fut le discours de M.***, si la personne à qui j’ai ouï parler de cette conversation me l’a rapporté fidèlement. Que l’on y fasse telles réflexions que l’on voudra.

  1. Voyez la remarque (D) de l’article Aconce.

ALES (Alexandre), en latin Alesius, théologien célèbre de