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ABÉLARD.

rumlibet animos statìm allicere poteras, dictandi videlicet et cantandi gratia. Voyez la remarque (F) de son article où ce passage, rapporté un peu plus au long, apprendra combien ces choses ont de force sur le sexe.

(H) À la tâtonner et à la baiser. ] Pour mieux cacher le jeu à l’oncle, il faisait semblant de se servir quelquefois de la permission qu’on lui avait accordée de châtier Héloïse. Il dit que l’amour, et non pas la colère préceptorale, le portait à donner le fouet à son écolière de temps en temps, et que c’étaient des coups les plus doux du monde. Voici le plan qu’il nous donne des leçons qu’il faisait à la jeune fille. Sub occasione disciplinæ amori penitùs vacabamus, et secretos recessus, quos amor optabat, studium lectionis offerebat. Apertis itaque libris plura de amore quàm de lectione verba se ingerebant, plura erant oscula quàm sententiæ. Sæpiùs ad sinus quàm ad libros reducebantur manus, crebriùs oculos amor in se reflectebat, quàm lectio in scripturam dirigebat. Quòque minùs suspicionis haberemus, verbera quandoquè dabat amor non furor, gratia non ira, quæ omnium unguentorum suavitatem transcenderent [1]. Mais il y eut des occasions où tout de bon il voulut recourir au fouet : c’était lorsqu’elle ne se trouvait point d’humeur, ou que le respect de quelque fête solennelle lui inspirait quelque scrupule. Voyez la remarque (E) de l’article d’Héloïse. N’oublions pas la réflexion d’Abélard sur la simplicité du chanoine. Quanta ejus simplicitas esset vehementer admiratus, non minùs apud me obstupui quàm si agnam teneram famelico lupo committeret. Qui cùm eam mihi non solùm docendam, verùm etiam vehementer constringendam traderet ; quid aliud agebat quàm ut votis meis licentiam penitùs daret, et occasionem etiamsi nollemus offerret, ut quam videlicet blanditiis non possem, minis et verberibus faciliùs flecterem ? Comme il cite assez souvent les anciens poëtes, je m’étonne que sa jeune brebis livrée un loup affamé ne l’ait pas fait souvenir de ces paroles de Virgile :

Eheu, quid volui misero mihi ! Floribus austrum
Perditus, et liquidis immisi fontibus apros
[2].

(I) Que de vers d’amour ! ] Depuis qu’il eut goûté les plaisirs de la jouissance, il ne se plaisait point à faire leçon, et il demeurait à son auditoire le moins qu’il pouvait. La nuit était un temps tout-à-fait perdu pour ses études[3]. Il vaquait à d’autres choses ; il aurait donc voulu avoir à lui tout le jour pour étudier. Voilà pourquoi son école lui était fort ennuyeuse. Aussi ne faisait-il que répéter ses vieilles leçons ; et s’il lui venait quelque pensée, elle ne roulait pas sur quelque difficulté philosophique, mais sur des chansons amoureuses, qui furent chantées long-temps en plusieurs provinces. Ita negligentem et tepidum lectio tunc habebat, ut jam nihil ex ingenio, sed ex usu cuncta proferrem, nec jam nisi recitator pristinorum essem inventorum : et si qua invenire liceret, carmina essent amatoria, non philosophiæ secreta. Quorum etiam carminum pleraque adhuc in multis, sicut et ipse nosti, frequentantur et decantantur regionibus, ab his maximè quos vita similis oblectat[4]. Voilà donc un fait constant, qu’il savait faire des vers ; mais je ne saurais croire qu’il soit l’auteur du fameux roman de la Rose, et qu’il y ait fait le portrait de son Héloïse sous le nom de Beauté. C’est pourtant ce que j’ai lu dans un livret réimprimé en Hollande [5]. Celui[6] qui se donna tant de peine pour ramasser et pour conférer les manuscrits d’Abélard, me paraît plus digne de foi que ce livret. Or, il dit positivement que le roman de la Rose est l’ouvrage de Guillaume de Loris, si l’on en excepte la fin qui fut faite par Jean de Meun[* 1]. Plusieurs

  1. * Leclerc reproche à Bayle de faire la part de Jean de Meun trop petite, et dit que le premier demi-quart de l’ouvrage seulement est de Guillaume de Loris. C’est aller trop loin. Sur les
  1. Ibidem, pag. 11.
  2. Virgilii Ecl. II, v. 58. Voyez les Nouvelles lettres contre le calvin., de Maimbourg, pag. 74
  3. Tœdiosium mihi vehementer erat ad scholas procedere, vel in eis morari pariter et laboriosum, cùm nocturnas amori vigilias, et diurnas studio consecrarem. Abælardi Opera, pag. 12.
  4. Ibid.
  5. Histoire d’Héloïse et d’Abélard, en 1693, in-12.
  6. François d’Amboise. Voyez sa préface apologétique à la tête des Œuvres d’Abélard, qu’il fit imprimer à Paris, l’an 1616, in-4°.