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CONTENANT LE PROJET.

sonnement. Sans compter cette grande utilité morale, c’est qu’on découvrirait en même temps une infinité de filouteries, ou, en tout cas, l’imperfection de notre âme ; car ce qui ne viendrait pas de mauvaise foi viendrait d’éblouissement ou de petitesse d’esprit.

Il est fâcheux que ce genre de filouterie jouisse de l’impunité autant qu’il en jouit, par le peu de soin que se donnent les lecteurs de comparer ensemble les réponses et les répliques. Mais si quelqu’un prenait la peine de marquer en peu de mots le progrès d’une dispute, il serait cause que l’on connaîtrait toutes les obliquités du chicaneur, et qu’on les détesterait.

Pardonnez-moi, monsieur, une si longue épître dédicatoire, et hâtez-vous d’enrichir la république des lettres des savans ouvrages qu’on attend de vous. Votre modestie et notre amitié me défendent d’en faire l’éloge ; mais je voudrais bien que le public pût vous en donner bientôt les louanges que vous en recevrez quand ils paraîtront. Je suis avec toute sorte d’attachement,


Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
* * * * * *
Le 5 de mai 1692.

Notez que dans la composition de ce dictionnaire je n’ai pas suivi partout les idées de ce Projet.

La déférence que j’ai eue pour les avis de quelques lecteurs intelligens m’a fait suivre une autre route sur certains chefs.

(A) La réponse judicieuse d’un ancien Grec. ] On la trouve dans Stobée. Θεόκριτος ἐρωτηθεὶς διὰ τί οὐ συγγράϕει, ὅτι εἶπεν ὡς μὲν βούλομαι, οὐ δύναμαι, ὡς δὲ δύναμαι, οὐ βούλομαι : Theocritus quærenti quare non scriberet, dixit, quaniam ut libet non possum, ut verò possum non libet [1]. Un ancien rhétoricien donna pour raison de son silence cette réponse, ce que je sais n’est pas de saison ; et ce qui serait de saison, je ne le sais pas.

Vous trouverez ci-dessus les paroles de cet ancien rhétoricien avec celles de Stobée, dans la remarque (F) de l’article d’Aristarque ; et puisque cette remarque-là peut fournir tout le commentaire dont je pourrais avoir besoin en cet endroit-ci, je n’ai besoin que de ce renvoi : il faut éviter les répétitions le plus que l’on peut.

(B) Un livre chargé des péchés du pays latin, et un ramas des ordures de la république des lettres. ] Comme toutes choses ont deux faces, il se trouvera peut-être des gens qui prétendront que je me rends digne de la censure que nous lisons dans un beau traité de Plutarque. Mais ce ne serait point considérer cette affaire par le bon côté ; ce serait la prendre de travers. Il faut la considérer selon l’idée de ces recueils d’observations de médécine qui ne contiennent que les maladies du corps humain, mais qui n’en traitent qu’afin d’apprendre à s’en garantir ou à s’en guérir. Quoi qu’il en soit, voici les pensées de Plutarque [2] : « Si quelqu’un feuilletant les escrits des anciens, en alloit elisant et tirant ce qu’il y auroit de pire, et en composoit un livre, comme des vers d’Homere defectueux, commençans par une syllabe brieve, ou des incongruitez qu’on rencontre és tragedies, ou des objections vilaines et deshonnestes que fait Archilochus alencontre du sexe feminin, en se diffamant lui-mesme : celui là ne seroit-il pas digne de ceste tragique malediction,

Maudit sois tu, qui vas faisant recueil !
Des maux de ceux qui gisent au cercueil !


mais sans ceste malediction, c’est

  1. Stobæus, serm. XIX, folio m. 81 verso.
  2. Plut., de Curiositate, pag. 520 : je me sers de la version d’Amyot.