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DISSERTATION

qu’ils mettront au nombre des choses utiles celles dont il sort des utilités, soit par résultance, soit par émanation (permettez-moi de me servir de cette vieille rubrique de l’école, puisqu’elle embrasse si bien les deux sortes d’utilités accessoires qui peuvent venir ici en ligne de compte [a],) ils se verront obligés d’y comprendre les belles-lettres et la critique. Je me pourrai servir contre eux de toutes leurs observations. En voici un petit essai.

Si l’on me dit que les théorèmes les plus abstraits de l’algèbre sont très-utiles à la vie, parce qu’ils rendent l’esprit de l’homme plus propre à perfectionner certains arts, je dirai aussi que la recherche scrupuleuse de tous les faits historiques est capable de produire de très-grands biens. J’oserais assurer que le ridicule entêtement des premiers critiques qui s’acharnèrent sur des bagatelles, par exemple sur la question s’il faut dire Virgilius, ou Vergilius, a été par accident fort utile : ils inspirèrent par-là une extrême vénération pour l’antiquité ; ils disposèrent les esprits à examiner soigneusement la conduite de l’ancienne Grèce, et celle de l’ancienne Rome ; ils donnèrent ainsi lieu à profiter de ces grands exemples. Et que croyez-vous, monsieur, que puisse faire sur des auditeurs disposés de cette sorte une grave et majestueuse sentence tirée de Tite-Live ou de Tacite, et débitée comme ayant autrefois servi à porter d’un certain côté le sénat romain [b] ? Je ne feindrai point de dire qu’elle est capable de sauver un état, et que peut-être elle en a sauvé plus d’un. Le président d’une assemblée récite ces mots latins avec emphase ; il fait impression sur les esprits par le respect qu’on a pour le nom romain : chacun se retire converti, chacun inspire dans son quartier les sentimens d’obéissance ; et voilà une guerre civile étouffée dans son berceau. Malherbe n’y entendait rien quand il disait qu’un poëte n’est pas plus utile à l’état qu’un bon joueur de quilles ; car, sans étaler ici tout le bien qu’un poëte peut faire [c], ne croyez-vous pas, monsieur, qu’il est souvent arrivé qu’un de ces hommes qu’on appelle coqs de paroisse, a ruiné par un quatrain de Pibrac, prononcé avec emphase, toutes les machines d’un déclamateur factieux ? Et dans le domestique, croyez-vous que ces sentences dorées dont Molière fait recommander la lecture [d] soient toujours sans aucun effet ? Je veux croire qu’elles le sont très-souvent, mais non pas qu’elles le soient toujours, et qu’Horace, dans les vers que je mets en note,

  1. On donne ici plus d’étendue à cette distinction que dans l’école.
  2. Conférez avec ceci l’épître XCIV de Sénèque : j’en ai cité quelque chose ci-dessus, rem. (B) de l’article Ariston, tome. II, pag. 346.
  3. Horace, epist. I libri II, en fait le dénombrement. Voyez ce qui en est cité ci-dessous, cit. (rr).
  4. Lisez-moi comme il faut, au lieu de ces sornettes,
    Les quatrains de Pibrac, et les doctes tablettes
    Du conseiller Matthieu, ouvrage de valeur,
    Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.
    Molière, comédie du Cocu imaginaire.