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RONSARD.

poésie tendre. Je crois que cela est plus facile quand on a une maîtresse[1].

(K) Il fut payé assez largement des poésies qu’il adressa à Charles IX. ] Ce prince « outre sa pension ordinaire luy fit quelques dons liberalement, vray est qu’il disoit ordinairement en gaussant, qu’il avoit peur de perdre son Ronsard, et que le trop de biens ne le rendist paresseux au mestier de la muse, et qu’un bon poëte ne se devoit non plus engresser que le bon cheval, et qu’il le falloit seulement entretenir, et non assouvir. Neantmoins il le gratifia tousjours fort librement, et eust fait s’il eust vescu : car il n’ignoroit pas que les poëtes ont je ne sçay quelle sympathie avec la grandeur des roys, et sont sujets à s’irriter, fort sensibles aux disgraces quand ils voyent la faveur ne respondre à leurs labeurs et merites, comme il s’en est plaint en plusieurs endroits [2]. » La dernière partie de ce passage confirme ce qu’on a vu ci-dessus [3] touchant l’esprit mercenaire de notre Ronsard, c’est pourquoi je ne l’ai point supprimé comme je l’eusse fait sans cette raison. Notez que Brantôme parle de cette adroite politique de Charles IX[* 1], comme on l’a vu dans l’article de Daurat [4]. C’est la plus sûre manière de tenir en exercice les muses des beaux esprits. Il serait à craindre qu’ils ne méprisassent le métier de poëte, s’ils étaient trop riches. On peut donc juger que Charles IX avait raison de se comporter comme si les poëtes lui eussent fait la prière qu’Agur faisait au bon Dieu, ne me donne ni pauvreté ni richesses, nourris-moi du pain de mon ordinaire[5]. Le tempérament qu’il gardait est peut-être le plus grand bien que l’on puisse souhaiter à la république des lettres ; car il y a des auteurs qui eussent vécu dans une grande opulence, les bons ouvrages que l’on a d’eux. Il y en d’autres qui eussent mis en meilleur état leurs productions, s’ils eussent été moins pauvres. C’est de la trop grande indigence de quelques auteurs qu’est sortie la multitude de mauvais livres dont le public a été foulé. Un revenu honnête leur eût permis de limer avec quelque sorte de patience leurs compositions ; mais les besoins très-pressans d’un homme chargé de famille, et persécuté d’un créancier qu’il renvoie au temps qu’il aura cueilli le fruit d’une épître dédicatoire, et touché le prix de sa copie, l’engagent à se hâter, et l’empêchent de lécher ses petits ours avant que de les montrer au public. Et notez qu’il y a de cette sorte d’ouvrages qu’il vaut mieux avoir que d’en être tout-à-fait privé. Il a été plus utile, par exemple, d’avoir les versions de du Ryer, que de n’en avoir aucune des auteurs qu’il a traduits. Ainsi, au cas que cet honnête homme eût été capable de s’enfoncer dans l’oisiveté s’il eût eu beaucoup de bien, il valait mieux qu’il n’eût que le nécessaire, que d’avoir le superflu. Voyez ce que disait Érasme touchant Sigismond Gélénius[6]. Un écrivain qui se propose de parvenir à quelque fortune, s’efforce de bien composer. A-t-il obtenu ce qu’il cherchait, il se relâche. C’est ce qu’on observe à l’égard des prédicateurs : on trouve qu’ils prêchent mieux avant que d’avoir l’épiscopat où ils aspirent, qu’après l’avoir obtenu[7]. Cela me fait souvenir d’une pensée qui a passé pour un fort bon mot. Un grand prince de nos jours voulant assiéger une ville apprit qu’elle serait défendue par un maréchal de France, et ne changea point de résolution, et l’on assure qu’il répondit à ceux qui voulurent lui représenter les suites de cette circonstance, un gouverneur qui n’est pas encore maréchal de France est plus à craindre, qu’un gouverneur qui l’est déjà.

(L) Il plaida..... pour recouvrer

  1. * Ce que dit là Brantôme est tiré de ces paroles de Papyre Masson, dans sa Vie du roi Charles IX, réimprimée à la suite des Additions aux Mémoires de Castelnau : Poëtas generosis equis similes esse dicens, quos nutrire non saginari oporteat. Rem. crit.
  1. On n’a qu’à se figurer que la dame pour qui l’on se voit prié de faire des vers est celle qu’on aime.
  2. Binet, Vie de Ronsard, pag. 143.
  3. Dans la remarque précitée.
  4. Citation (21), tom. V, pag. 423.
  5. Proverbes de Salomon, chap. XXX, vs. 8.
  6. Ci-dessus, citation (10), tom. VII, p. 59
  7. Voyez la remarque (C) de l’article Zeuxis, tom. XV.