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MARIANA.

d’œuvre. ] Elle est divisée en XXX livres suivis d’un appendix. Les XX premiers furent imprimés à Tolède, in-folio, l’an 1592. Il y ajouta les X autres quelque temps après [1]. Il la traduisit lui-même de latin en espagnol, et publia cette version à Tolède, l’an 1601. Elle a été réimprimée souvent [2]. Il s’écarta quelquefois de l’original, tout comme s’il eût composé, non pas une traduction, mais un nouveau livre [3]. L’appendix ne contient qu’un petit sommaire de quelques événemens, depuis l’an 1515 jusques au temps qu’il fut fait ; car l’auteur, ayant fini son grand ouvrage à la mort de Ferdinand d’Aragon en 1516, trouva mieux son compte à un simple indice historique depuis ce temps-là, qu’à des narrations exactes, qu’il eût pu faire sans s’écarter de la bonne foi qu’il avait suivie, ou sans offenser des personnes encore vivantes. C’est pourquoi il prit le parti le plus sûr et le plus honnête, et celui que les gens sages ont toujours le plus approuvé [4] : il ne voulut point écrire sur les choses qui s’étaient passées de son temps, ou un peu auparavant. Voyons les éloges que le père Rapin a donnés à cette histoire. « Aucun des historiens modernes n’a écrit plus sensément que Mariana dans son histoire d’Espagne. C’est un chef-d’œuvre des derniers siècles par cette qualité-là. Il règne dans tout cet ouvrage une sagesse qui ne lui permet jamais de s’abandonner aux beaux endroits, ni de se négliger en ceux qui ne le sont pas : cette égalité si judicieuse, qui est toujours la même dans l’inégalité des matières que touche cet auteur, est peu connue aux historiens des derniers temps [5]. » Pour comprendre toute la force de cet éloge, il y faut joindre cette description. Écrire sensément, selon le père Rapin [6], c’est aller à son but en quelque matière que ce soit qu’on écrive, sans s’écarter ou s’amuser en chemin : c’est exposer les choses avec une espèce de sagesse et de retenue, sans s’abandonner ni à la chaleur de son imagination, ni à la vivacité de son esprit : c’est savoir supprimer ce qu’il y a de superflu dans l’expression, comme sont ces adverbes et ces épithètes qui diminuent les choses en les exagérant ; n’y laisser rien d’oisif, de languissant, d’inutile ; retrancher généreusement ce qu’il ne faut pas dire, quelque beau qu’il soit ; donner toujours moins à [* 1] l’éclat qu’au solide ; ne point montrer de feu ni de chaleur, où il ne faut que du sang-froid et du sérieux ; examiner toutes ses pensées, et mesurer toutes ses paroles, avec cette justesse de sens, et ce jugement exquis, à qui rien n’échappe que d’exact et de judicieux ; c’est avoir la force de résister à la tentation qu’on a naturellement de faire paraître son esprit..... C’est laisser la liberté à ceux qui lisent l’histoire d’imaginer ce qu’on ne doit pas toujours dire. C’est enfin bien savoir sauver les contradictions, et établir les vraisemblances, en tout ce qu’on dit. Et cet esprit sensé, ce caractère sage que demande l’histoire, est une manière d’attention sur soi-même, qui ne se permet aucune exagération, et qui prend d’éternelles précautions contre ces imaginations hardies où l’on est sujet quand on a l’esprit trop brillant, ou trop fertile, afin de trancher en peu de grandes choses, comme fait Salluste. Le père Rapin n’en est pas demeuré là, il ajoute que Mariana est un des plus accomplis parmi les historiens modernes, parce qu’il est un des plus simples [7]. Que rien ne donne tant à l’histoire de Mariana l’air de grandeur qu’elle a, que l’art de cet auteur à y faire entrer par le moyen de la digression, tout ce qui se passe de considérable dans le monde, d’admirable dans le temps fabuleux, de remarquable dans la Grèce, dans la

  1. (*) Delectus verborum habendus et pondera singulorum examinanda. Fab., lib. 10, cap. 3.
  1. On a les XXX livres avec l’Appendix, dans l’édition de Mayence, 1605, in-4°.
  2. À Madrid, l’an 1616 et l’an 1650, in-folio, et alibi. Nicolas Antonio, ubi infrà.
  3. Voyez Nicolas Antonio, Biblioth. Script. hispan., tom. I, pag. 560.
  4. Voyez la remarque (D) de l’article Bonfadius, tom. III, pag. 548, et la remarque (E) de l’article Haillan, tom. VII, pag. 465.
  5. Rapin, Réflexions sur l’Histoire, num. 3, pag. m. 232.
  6. Là même, pag. 230.
  7. Rapin, Réflexions sur l’Histoire. num. 5, pag. 236.