Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Bonfadius


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BONFADIUS (Jacques) ; l’un des plus polis écrivains du XVIe. siècle, était né en Italie, proche le lac de Garde (A). Il fut secrétaire du cardinal de Bari, à Rome, pendant trois ans, après quoi, ayant perdu tout le fruit de ses services par la mort de son maître, il entra chez le cardinal Ghinucci, et lui servit de secrétaire, jusques à ce qu’une longue maladie le tira de cet emploi. Lorsqu’il fut guéri, il se trouva si dégoûté de la cour, qu’il résolut de chercher fortune par une autre voie. Il ne trouva rien dans le royaume de Naples, où il erra assez longtemps : il alla ensuite à Padoue, et puis à Gênes, où il fit des leçons publiques sur la Politique d’Aristote. On le chargea d’en faire aussi sur la Rhétorique ; et comme il y réussissait bien il eut un grand nombre de disciples qui allaient apprendre chez lui les belles-lettres. Sa réputation s’augmenta de jour en jour, de sorte que la république de Gênes le fit son historiographe, et lui assigna pour cette charge une fort bonne pension. Il s’appliqua de toutes ses forces à la composition des annales de cet état-là, et en mit au jour les cinq premiers livres[* 1]. Il y parla trop librement et trop satiriquement de quelques familles ; et par-là il se fit des ennemis qui résolurent sa perte. Ils le firent accuser de pécher contre nature ; et comme il se trouva des témoins pour l’en convaincre, il fut condamné à être brûlé[a] (B). Quelques auteurs disent que la sentence fut exécutée selon sa forme et teneur ; mais d’autres assurent que les sollicitations de ses amis firent commuer la peine, et qu’il fut décapité (C). Ceci arriva l’an 1560[* 2][b]. Ceux qui blâment son imprudence n’ont pas tort, et se sont mal trouvés de l’avoir copiée (D). On a de lui quelques harangues ; quelques lettres, et des poésies latines et italiennes[* 3]. Il écrivit un billet à Jean-Baptista Grimaldi le jour de l’exécution, afin de témoigner sa reconnaissance aux personnes qui avaient tâché de le servir. Il s’engagea à leur apprendre comment il se trouverait dans l’autre monde, si cela se pouvait faire sans les épouvanter. Il n’est pas le seul qui ait fait de telles promesses (E). Il leur recommanda Bonfadino, son neveu, qui est peut-être le Pierre Bonfadius dont on voit des vers dans le Gareggiamento poetico del confuso accademico ordito. C’est un recueil de vers, divisé en VIII parties, et imprimé à Venise l’an 1611.

  1. * Les annales Gennenses sont, comme le dit Joly, réimprimées dans le tome Ier. du Thesaurus antiquitatum et historiarum Italiæ, de Grævius.
  2. * Leclerc blâme Bayle d’avoir adopté cette date de 1560 de préférence à celle de 1551 donnée par le Ghilini qu’il cite à la note (b), il dit à l’appui, que la lettre écrite par Bonfadius, peu avant son supplice, est imprimée dans un recueil de lettres qui parut à Venise chez Giolito de’ Ferrari en 1559.
  3. * Joly, dans ses additions, note que le Journal des Savans annonce récemment un nouveau recueil d’ouvrages de Bonfadius : il lui donne la date de 1744, et le titre de Lettere famigliari di Jacopo Bonfadio, etc. Ginguené, qui date l’ouvrage, de 1746, ajoute : « 43 lettres familières, une traduction italienne du discours de Cicéron pro Milone, et un petit nombre de vers italiens et latins composent ce petit volume ; mais il a un mérite qui manque à la plupart des gros recueils ; il ne renferme rien que d’exquis »
  1. Tiré du Ghilini, Teatro d’Huomini illustri, tom. I, pag. 70.
  2. Thuan., lib. XXVI, pag. 528. Mais le Ghilini, tom. I, pag. 70, met la mort de Bonfadio à l’an 1551.

(A) Il était né en Italie proche le lac de Garde. ] Les auteurs ne sont pas d’accord sur la patrie de Bonfadius. Les uns disent qu’il naquit à Salone[* 1] sur ce lac ; Salonæ ad Benacum natus[1] ; les autres nomment sa patrie Gazani, luogo picciolo della Riviera di Brescia[2] : je crois qu’ils ont raison ; car dans une lettre, où il décrit ce beau lac, et qui est datée di Gazano, vous rencontrez ces paroles, libero mi starò nel mio Gazano. Cette lettre fut écrite à Plinio Tomacello : elle est au IIe. livre[3], des Lettere volgari, imprimé à Venise, l’an 1558. Konig a tort de le faire de Vérone.

(B) On l’accusa du péché contre nature, et … il fut condamné à être brûlé. ] On l’accusa d’assouvir cette brutale passion avec un de ses disciples. Fu calunniato, che indotto da smisurato e pazzo amore, che ad un bellissimo giovanetto suo scolare portava, con esso le sozze e impudiche sue voglic sfogasse ; sopra di questa imputazione fu subito carcerato ; e da testimonii di si grave e enorme eccesso convinto, fu condamnato al fuoco, nel quale fini à suoi giorni l’anno 1551[4]. Voilà le Ghilini qui reconnaît la justice de l’accusation. Le Cavalier Marin ne l’a pas moins reconnue : voyez les deux madrigaux de ses Ritratti, que M. Ménage rapporte . Paul Manuce la reconnaît pareillement dans le poëme qu’il adresse ad eos qui laborârunt pro salute Bonfadii [5]. Voici comment il parle :

Lapsus erat miser in culpam Bonfadius, index
Detulerat patribus, nec inani teste probârat.
Quid facerent legum custodes ? legibus uti
Coguntur...................

Mais d’autres prétendent que Bonfadius fut opprimé par la calomnie. C’est le sentiment de Giovanni Matteo Toscano dans son Peplus Italiæ[6], où nous trouvons ce qui suit :

Haud minùs intumuit nuper Benacus alumni
Bonfadii, ac Musis, ducte Catulle, tuis.
Bis tamen infelix ; rapuit nam Roma Catullum,
Bonfadium letho das scelerate Ligur.
Historia æternum cujus fera Genua vivis,
Immeritum sævâ lege necare potes ?
Mitius est quod te spumanti vertice marmor
Tundit ; et es scopulis durior ipsa tuis.

Scipione Ammirato ne prononce ni pour ni contre, et paraît néanmoins plus disposé à douter de l’innocence de Bonfadius. Vous verrez dans les paroles qu’on va citer, que la vraie cause des persécutions qui furent faites à ce misérable, fut qu’il portait la jeunesse à désapprouver le gouvernement qui était alors établi. Trovato che eg’i tirava la gioventù a governo contrario di quello che allora si era indiritto, sotto colore d’impudici amori gli poser le mani addosso : e peravventura non trovatolo senza colpa, condennarolo al fuoco. Del cattivetto, per che fosse meno scusabile, si leggono ancor rime, lequal par che rendan testimonianza di cotesta sua inclinazione [7]. Il y a beaucoup d’apparence qu’il état coupable du crime énorme dont on l’accusait ; et qu’il n’en eût pas été puni, s’il n’eût fait quelque autre chose qui l’exposa à la haine de certaines gens.

(C) … d’autres disent qu’il fut décapité. ] Boccalin, le Ghilini, le Cavalier Marin, et quelques autres, assurent qu’il fut brûlé : Scipione Ammirato le dit aussi. Questo misero col fuoco in Genova... vedemmo terminare l’infelice vita[8]. Mais M. de Thou est plus croyable quand il dit qu’on trancha la tête à Bonfadius. Ob rem tacendam Genuæ...... securi percussus[9]. Lisez ces paroles de M. Ménage[10] : « Il est vrai qu’il fut condamné à être brûlé ; mais, à la sollicitation de ses amis, et particulièrement du jeune Grimaldi, son supplice fut changé, et il ne fut que décapité. C’est ce que nous avons appris du poëme latin de Paul Manuce, intitulé Ad eos qui laborârunt pro salute Bonfadii, imprimé dans le Deliciæ Poëtarum italorum. Voici l’endroit de ce poëme qui regarde ce changement de supplice :

Exprimitur tandem hoc invito à judice, vivus
Ne comburatur crepitanti deditus igni :
Tum se carnifici sævo Bunfadius ultrò,
Mente Deum spectans, animo imperterritus offert.
Ille ministerio properè functurus iniquo,
Terribilis rigidam suspendit ad alta securim[* 2]. »

(D) Ceux qui blâment son imprudence n’ont pas tort, et se sont mal trouvés de l’avoir copiée. ] J’ai en vue Boccalin, qui suppose que les plaintes de Bonfadio sortant des flammes [11], furent rejetées par Apollon ; et que cette divinité du Parnasse lui déclara que, quand même il aurait été innocent du crime qu’on lui imputait, il aurait été puni justement, pour avoir eu la folie de flétrir l’honneur de quelques familles puissantes. On lui représenta qu’un historien judicieux imite les vendangeurs et les jardiniers : il attend à parler des faits, que le temps les ait mûris, c’est-à-dire, que les personnes qui ont commis une action mauvaise soient mortes, et que leurs enfans ne puissent pas se venger de celui qui la publie. Che i saggi virtuosi nello scriver le Historie molto prudentemente si consigliavano, all’ hora che imitavano i vendemiatori, e gl’ altiri accorti de’ frutti, i quali percioche conoscevano, che cosa poco grata havrebbono fatto a gli huomini, se dalle viti tagliando l’uva immatura, e da gli alberi staccando i pomi acerbi gli havessero portati al mercato, quella necessaria patienza havevano, che si conveniva anco gli Historici di lasciar che il tempo conducesse i fatti, e le cose passate alla perfettione loro [12]. On lui allégua Tacite, qui eut cette précaution, et qui aima mieux offenser les lois de l’histoire, que de s’exposer au péril. Che lo stesso gran Maestro de gl’ Historici saggi Tacito, all’ hora che ne gli scritti suoi faceva mentione di quei Senatori grandi, che Tiberio regnante pœnam vel infamiam subiêre, all’ hora, che posteri manebant, Tac. lib. 4 Ann., saggiamente alzava la penna della carta, più tosto eleggendosi di offender le leggi historiche, che pregiudicare alla riputatione di quelle famiglie, che non di altra cosa erano conosciute far capital maggiore, che dell’ honore, stimando quell’ huomo singolare ad un’ Historico esser cosa di troppo evidente pericolo, nimis ex propinquo diversa arguere. Tac. lib. 4 Ann.[13]. Voilà comment l’homme sait mieux connaître les maximes de la prudence, que les pratiquer ; car nous avons vu que Boccalin perdit la vie, pour avoir parlé trop librement contre l’Espagne [14]. Les conseils qu’il fait donner par Apollon sont sans doute judicieux. Rien n’est plus beau dans la théorie que les idées du législateur des historiens : il leur commande de n’oser dire rien qui soit faux, et d’oser dire tout ce qui est vrai[15] ; mais ce sont des lois impraticables, tout comme celles du Décalogue dans l’état où le genre humain se trouve. S’il était permis de comparer les choses humaines avec les choses divines, l’on dirait que le législateur des historiens a imité le législateur des Juifs : il s’est réglé sur l’état de l’homme innocent, et non pas sur l’état de l’homme pécheur : il a supposé ce franc-arbitre perdu, et ces grandes forces que l’homme aurait eues, s’il eût persévéré dans son innocence originelle. Remarquons d’ailleurs une grande différence entre des lois si semblables. Il n’y a qu’une parfaite sagesse qui puisse accomplir le Décalogue ; et il faudrait être d’une folie achevée, pour accomplir les lois de l’histoire. La vie éternelle est le fruit de l’obéissance au Décalogue ; mais la mort temporelle est la suite presque inévitable de l’obéissance au législateur des historiens.

(E) Il s’engagea à leur apprendre comment il se trouverait dans l’autre monde..... Il n’est pas le seul qui ait fait de telles promesses. ] Voici ses paroles : Se da quel mondo di là si potrà dar qualche segno senza spavento, lo farò. Elles sont tirées du billet qu’il écrivit à Giovan-Battista Grimaldi : vous le trouverez tout entier dans l’Anti-Baillet[16] : M. Ménage l’a pris d’un Recueil de Lettres Italiennes, intitulé, Lettere di diversi Uomini illustri raccolte da diversi libri, imprimé in-8, in Treviso, appresso Fabricio Zanetti, en 1603. Le Barnabite Baranzanus avait fait la même promesse, et ne l’exécuta point. J’en parle dans son article. On prétend que Marsile Ficin, s’étant engagé à la même chose, tint sa parole : lisez ce passage de Pierre de Saint-Romuald. « Marcille Ficin, prêtre de Florence, grand philosophe platonicien, et grand théologien, mourut, et aussitôt son esprit, sous la forme d’un cavalier vêtu de blanc, monté sur un cheval de même couleur, courut à toute bride vers la porte du logis de Michel Mercat son intime, aussi grand philosophe platonicien, qui étudiait lors sur l’aube du jour en son cabinet en une ville assez éloignée de Florence, et lui cria que les discours qu’ils avaient tenus ensemble touchant l’autre vie étaient véritables ; et, cela dit, il retourna courant d’où il était venu, et se déroba promptement aux yeux de son ami, qui lui criait qu’il l’attendît. C’est ce qui lui advint, à cause du pacte qu’ils avaient fait ensemble sous le bon plaisir de Dieu, que le premier mourant viendrait dire au survivant si les choses se passaient en l’autre vie comme Platon l’avait écrit en son livre de l’immortalité de l’âme. Le cardinal Baronius assure avoir ouï raconter cette histoire au petit-fils de Mercat[17]. » Notez que Baronius, rapportant cela dans le Ve. volume des Annales de l’Église[18], observe que Michel Mercat, qui avait toujours vécu exemplairement, et comme un bon philosophe, poussa plus loin sa vertu depuis cette apparition ; car il renonça à l’étude de la philosophie, et s’appliqua tout entier à l’affaire du salut. L’annaliste ajoute que ce qui concerne la promesse réciproque que Marcile Ficin et Michel Mercat se firent, de s’avertir de l’état des choses après cette vie, etc., était attesté par plusieurs savans, et avait été souvent raconté au peuple par les prédicateurs. Haud inexplorata referam, sed quæ complurium eruditorum virorum scimus assertione firmata, immò et à religiosis viris ad populum pro concione sæpè narrata[19]. C’est dommage que Michel Mercat n’en ait point laissé une attestation juridique sous serment, et enregistrée dans les archives de Florence. Il eut grand tort de ne le pas faire. Son petit-fils Michel Mercat, qui fit ce conte à Baronius, était protonotaire de l’église, et recommandable par sa probité et par son savoir [20].

L’endroit où Sénèque raconte la tranquillité d’esprit avec laquelle Canius Julius alla au dernier supplice, est admirable. Cet honnête homme fut condamné à la mort par Caligula, et ne fut exécuté que dix jours après sa condamnation. Il les passa sans nulle inquiétude ; et, lorsqu’il fut averti qu’il fallait aller au lieu de l’exécution, il ne perdit rien de sa gaieté. Pourquoi vous affligez-vous ? disait-il à ses amis. Vous cherchez si l’âme subsiste après notre mort, je le saurai bientôt. Le philosophe qui l’accompagnait lui demanda : À quoi pensez-vous maintenant ? Je me propose, répondit Canius, de bien observer si mon âme s’apercevra de sa sortie. Il promit que, s’il apprenait quelque chose, il viendrait voir ses amis pour leur déclarer son état. Tristes erant amici, talem amissuri virum. Quid mœsti, inquit, estis ? Vos quæritis, an immortales animæ sint : ego jam sciam. Nec desiit, in ipso veritatem fine scrutari, et ex more suo quætionem habere. Prosequebatur illum philosophus suus : nec jam procul erat tumulus, in quo Cæsari Deo nostro fiebat quotidianum sacrum. Quid, inquit, Cani, nunc, cogitas ? Aut quæ tibi mens est ? Observare, inquit Canius, proposui illo velocissimo momento, an sensurus sit animus, exire se. Promisitque, si quid explorâsset, circumiturum amicos, et indicaturum quis esset animarum status [21]. Sénèque ne nous dit point si l’on apprit quelques nouvelles de ce Julius en conséquence de cette promesse.

On sera peut-être bien aise que j’examine ici deux questions qui se présentent naturellement. La première est, si les amis de ce Julius eurent quelque bon prétexte de douter de l’immortalité de l’âme, en n’apprenant pas les nouvelles qu’il leur avait fait espérer ? la seconde, s’ils eussent eu un bon fondement de croire l’immortalité de l’âme, en cas qu’ils eussent appris de ses nouvelles par quelque fantôme ?

I. Je réponds, quant au premier point, qu’un tel prétexte de mettre en doute l’immortalité de l’âme serait très-mauvais ; car encore qu’on eût pu donner une fort bonne raison de la nullité des promesses de Julius, en supposant que son âme ne subsistait plus, il ne s’ensuit pas qu’on ait droit de se servir de cette hypothèse, pour marquer les causes de l’inexécution de sa parole. Quand on peut expliquer un phénomène par trois ou quatre suppositions probables, il n’y en a aucune qui puisse former une juste conviction. On ne peut donner une preuve démonstrative, que lorsque les hypothèses différentes de celle que l’on emploie sont, ou impossibles, ou manifestement fausses. Puis donc, qu’en supposant l’immortalité de l’âme, on peut donner de bonnes raisons pourquoi Julius ne revint point dire à ses amis en quel état il était, on peut fort bien rejeter l’hypothèse de la mortalité de l’âme, encore qu’elle soit très-propre à expliquer cet événement. On peut supposer avec beaucoup de raison, ou qu’une âme séparée de son corps ne se souvient point de la promesse qu’elle a faite pendant cette vie ; ou que, si elle s’en souvient, elle ignore les expédiens de l’accomplir, ou n’a pas la liberté de les mettre en œuvre, soit qu’elle n’ose, soit qu’elle ne veuille désobéir aux volontés de quelque cause supérieure qui lui défend tout commerce avec les humains. Disons donc que les amis de Bonfadius eussent été de très-mauvais raisonneurs, s’ils eussent voulu inférer la mortalité de l’âme, de ce qu’il n’eût point tenu la parole qu’il leur donna.

II. Le second point est plus délicat, et je fais d’abord une distinction. Si quelque fantôme, soi-disant l’âme de Julius, se fût montré aux amis de ce Romain, et leur eût appris des nouvelles de l’autre monde, ils eussent pu regarder, en conséquence de cela, comme une hypothèse très-probable, celle de l’immortalité de l’âme : mais s’ils avaient pris cette apparition pour une preuve démonstrative que l’âme de Julius subsistait encore, ils n’eussent pas bien jugé ; car, comme je l’ai déjà dit, une hypothèse ne fournit point de preuves démonstratives lorsque le fait qu’elle explique peut être expliqué par des hypothèses différentes. Il faut qu’une preuve, pour être démonstrative, fasse voir que le contraire est impossible, ou manifestement faux. Puis donc que l’on peut donner des causes possibles de l’apparition d’un fantôme soi-disant l’âme d’un tel homme, accomplissant certaines promesses que cet homme aurait faites à ses amis, puis, dis-je, qu’on peut expliquer cela par des hypothèses possibles, sans supposer que l’âme de l’homme soit immortelle, il est clair que les amis de Julius n’eussent pas philosophé avec la dernière exactitude, s’ils eussent pris une semblable apparition pour une preuve démonstrative que l’âme de leur ami vivait. « Il est possible, leur pouvait-on dire, qu’encore que l’âme de votre ami soit morte, vous ayez vu un fantôme qui vous a dit ce qu’il s’était engagé à vous venir annoncer. Il y a dans l’univers plusieurs génies, qui connaissent ce que nous faisons, et qui peuvent agir sur nos organes. Quelqu’un d’eux s’est diverti à vous tromper : il vous a fait croire qu’il était l’âme de Julius. Par des raisons naturelles et convaincantes, nous ne saurions vous prouver que cela soit vrai, ni vous nous prouver que cela soit faux. N’allez donc pas si vite, ne concluez rien certainement, contentez-vous de prendre cela pour une hypothèse bien probable. » Les amis de Julius répliqueraient que l’existence même de ces génies est une preuve de l’immortalité de notre âme ; car si ces génies sont immortels, pourquoi notre âme ne le serait-elle pas ? On pourrait leur repartir que ces génies auraient la force de faire cent choses, à la place et sous le nom de l’âme morte de Julius, quand même ils seraient mortels. Les hommes ne sont-ils pas tous mortels ? Ne meurent-ils pas tous effectivement, les uns plus tôt, les autres plus tard ? Cela les empêcherait-il de tromper les bêtes, dans la supposition que je m’en vais faire. Supposons que l’âme des chiens se persuadât qu’elle subsiste après s’être séparée du corps ; supposons qu’un chien en particulier eût promis aux autres de leur venir dire comment il se trouverait après la mort. Supposons enfin qu’un homme connût cette promesse, et la manière dont le chien serait convenu de l’exécuter. N’est-il pas vrai que cet homme ferait aisément ce qui serait nécessaire pour tromper les autres chiens ? Il leur montrerait des fantômes : il ferait aboyer des marionnettes, etc. Si les chiens en concluaient, donc notre âme est immortelle, pour le moins les hommes sont immortels, ne se tromperaient-ils pas ? Il est aisé de comprendre, pour peu qu’on y fasse réflexion, que les esprits invisibles de l’univers, ce que les platoniciens appelaient génies, pourraient faire tout ce que l’art de la nécromance leur attribue, quand même ils seraient mortels. Il suffirait que leur espèce se conservât malgré la mort successive de tous les individus, comme notre espèce se conserve quoique tous les hommes meurent. Dire que la génération des individus est impossible parmi les génies, c’est décider témérairement de ce que l’on ne sait pas, et que l’on ne peut savoir. L’infinité de la nature peut contenir mille manières de propagation qui ne nous sont pas connues. Notez qu’il y a eu des païens, qui ont cru la mortalité des génies.

Concluons de tout ceci, que ce que l’on nomme retour ou apparition d’esprits, n’est point rigoureusement parlant une preuve nécessaire[22], ou de l’immortalité de notre âme, ou de l’immortalité des démons. Je ne nie point que ce n’en soit une preuve, à laquelle on peut acquiescer prudemment, raisonnablement ; mais je parle ici de preuves démonstratives : je parle de preuves qui ne puissent être éludées que par des chicanes dont on peut réduire bientôt les défenseurs à l’absurdité.

  1. * Mén., dans son Anti-Baillet, n°. LXXXIX, ayant aussi dit Salone, la Monnoie dit qu’il fallait dire Salo.
  2. * La Monnoie, dans ses Remarques sur l’Anti-Baillet, conclut de ces vers que Bonfadius fut d’abord décapité, puis ensuite brûlé. Leclerc croit qu’il n’a été brûlé ni mort ni vif. Il ne devait pas, ou du moins ne savait pas devoir l’être puisque, dans sa lettre rapportée par Ménage dans l’Anti-Baillet, il prie qu’on l’enterre dans l’église de Saint-Laurent.
  1. Thuan., lib. XXVI, pag. 538.
  2. Ghilini, Teatr., tom. I, pag. 70.
  3. Folio 3 verso.
  4. Ghilini, Teatro d’Huomini illustri, pag. 4.
  5. Vous le trouverez dans les Deliciæ Poetarum italorum.
  6. Ménage, Anti-Baillet, chap. LXXXIX.
  7. Scipione Ammiratu, dans son Ritratto del Bonfadio, cité par Ménage, Anti-Baillet, chap. LXXXIX.
  8. Le même, cité là même.
  9. Thuan., lib. XXVI, pag. 538. Notez que Konig, au lieu de Genuæ, a mis Genevæ ; ce qui fait un gros mensonge.
  10. Ménage, Anti-Baillet, chap. LXXXIX.
  11. Dal fuoco tutto brustolito comparue Giacomo Bonfadio. Boccalini, Ragguagli di Parnasso, centur. I, cap. XXXV, pag. 108.
  12. Là même, pag. 108, 109.
  13. Là même, pag. 109.
  14. Voyez Boccalin, immédiatement après la citation (b) et la citation (c).
  15. Quis nescit primam esse historiæ legem, ne quid falsi dicere audeat, deindè ne quiâ veri non audeat ? Cicero, de Oratore, lib. II, cap. XV. Voyez la préface de la première édition de ce Dictionnaire, au IVe. paragraphe.
  16. Ménage, Anti-Baillet, chap. LXXXIX.
  17. Pierre de Saint-Romuald, Abrégé chronologique et historique, tom. III, pag. 251, 252, ad ann. 1499.
  18. Baronius, ad ann. 411, num. 69.
  19. Idem, ibidem.
  20. Idem, ibidem.
  21. Seneca, de Tranquillit. Animi, cap. XIV, pag. 671.
  22. Il faut qu’on prenne bien garde à ces deux clauses, la première, rigoureusement parlant ; la seconde, preuve nécessaire.

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