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MAHOMET II.

on doutait encore, à savoir s’il était vif ou mort, son corps fut enfin trouvé parmi ceux de plusieurs Turcs et chrétiens entassés les uns sur les autres, sans doute à l’endroit même où ce brave prince avait été tué, avec ces vaillans hommes qui périrent avant lui, après avoir fait un grand carnage de leurs ennemis ; car dans les portes il n’y avait que des corps de chrétiens ou étouffés dans la presse, ou tués, tandis qu’ils s’efforçaient de passer dans cet embarras. Il ajoute qu’on reconnut ce corps tout défiguré, par les bottines de pourpre enrichies d’aigles en broderie d’or, que les seuls empereurs portaient, et que Mahomet, qui voulut honorer le courage et la vertu d’un si grand prince, commanda qu’on lui rendît tous les honneurs funèbres qui étaient dus aux empereurs [1]. »

(O) Le père Maimbourg a eu la témérité d’imputer au schisme des Grecs les maux qu’ils souffrirent sous ce prince turc. ] Il ne cesse de répéter [2] que la prise de Constantinople, et la ruine de leur empire, furent la juste punition de leur opiniâtreté à refuser au siége de Rome la soumission qu’ils lui devaient. Il ne profita guère des censures qu’il essuya, pour avoir dogmatisé d’une semblable manière dans l’Histoire des Iconoclastes. On lui fit voir que cette doctrine est séditieuse. Il avait dit [3] que Dieu ôta l’empire d’Occident aux Grecs, en punition de leur révolte si souvent renouvelée contre l’église, et voici comment on le critiqua [4] : Il n’y a que Dieu qui connaisse la cause du changement des empires et des royaumes, et c’est être au moins téméraire que d’en attribuer la cause à l’impiété ou aux hérésies, soit des souverains, soit des sujets de ces empires. Croyez-vous, continua-t-il, qu’il soit permis de dire d’un roi, d’un empereur hérétique, ou d’un souverain dans les états duquel il y a des hérétiques, lorsqu’on les en voit dépouillés, qu’ils les ont perdus à cause de celles qui se sont élevées dans leurs terres ? Cela n’approche que trop, repartit Euchariste, de cette détestable doctrine, condamnée d’hérésie dans le concile de Constance [* 1]. Car si l’on peut dire d’un prince qui a perdu sa souveraineté, qu’il en a été privé de Dieu pour ses crimes, pour son hérésie, ou pour celles qui régnaient dans ses états, n’est-ce pas dire que ces crimes méritent qu’il soit privé de ses états ? Non-seulement cette doctrine est séditieuse, mais aussi une imitation des plaintes qui furent faites par les païens contre l’église chrétienne [5], à l’occasion des ravages que les Goths firent dans Rome et dans toute l’Italie, et ailleurs. La ville de Rome fut aussi maltraitée par les troupes de Charles-Quint, l’an 1527, que celle de Constantinople le fut quand les Turcs la prirent. Le père Maimbourg trouverait-il bon que les Grecs lui dissent que Rome fut alors ainsi désolée, à cause qu’elle avait eu l’ambition d’exiger que l’église grecque lui rendît obéissance ? Que répondrait-il à cela, si ce n’est que Rome a raison, et que les Grecs n’en ont point ? Mais ne serait-ce pas là la pétition du principe ? On ne devrait pas s’ingérer autant que l’on fait dans les conseils de la Providence. Tous les partis ont besoin de cette leçon ; ils attribuent trop souvent les calamités du parti contraire aux qualités de sa doctrine : c’est mal profiter des déclarations de [6] Jésus-Christ [7]. Le père Maimbourg n’aurait pas été beaucoup plus déraisonnable, s’il avait adopté le conte rapporté par Chalcondyle. Cet historien prétend que les Romains descendus d’Énée, et s’intéressant encore à la ruine d’Ilion, disaient que les Grecs n’avaient souffert tant de maux à la prise de Constantinople, qu’en punition des ravages qu’ils avaient commis autrefois dans le royaume de Priam. Facetus est Chalcondyles

  1. (*) Sess. 215. quilibet tyrannus, etc.
  1. Maimbourg, Histoire du Schisme des Grecs, liv. VI, pag. 348 : il cite Phranz. liv. 3, c. 18.
  2. Dans l’Histoire du Schisme des Grecs, liv. VI.
  3. Voyez les Entretiens d’Eudoxe et d’Euchariste, pag. 95, édition de Hollande.
  4. Là même, pag. 96.
  5. Voyez Orose, dans sa préface, et saint Augustin, de Civitate Dei, in præfat. et alibi passim.
  6. Évangile de saint Luc, chap XIII.
  7. Conférez ce que dessus, citation (21) de l’article Caussin, tom. IV, pag. 611.