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ÈVE.

aux muses, c’est à vous qui savez ces choses à nous les apprendre :

Et meministis enim divæ, et memorare potestis,
Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura [1].


Nous réfutons, dans l’article de Caïn, ceux qui disent qu’Ève n’avait eu encore que deux enfans lorsqu’Abel fut massacré.

(E).... et qu’elle vécut 940 ans. ] Si vous demandez des témoins, on vous en donnera trois, Marianus Victor, Génebrard, et Feuardent [2] : mais cent mille comme ceux-là seraient incapables de diminuer l’incertitude d’un tel fait. Au reste, je vois des auteurs [3] qui trouvent digne de remarque qu’Ève ait vécu dix ans plus qu’Adam, malgré tant de grossesses et tant d’accouchemens, malgré la domination perpétuelle de son mari, la mort d’Abel, le schisme des Caïnites, et le regret continuel de sa faute. Ils ont tort de fourrer dans cette liste l’autorité d’Adam sur sa femme ; car à moins que de le prendre pour un mauvais mari, on ne peut pas regarder cette autorité comme une chose qui ait été capable d’abréger la vie d’Ève. Quoi qu’il en soit, ils doivent donner à cette première femme le meilleur tempérament du monde ; car ils prétendent que puisque son mari a pu vivre 930 ans, et communiquer à ses fils pour plusieurs générations les principes d’un si long âge (cela ne convient pas moins à Ève qu’à lui), il faut qu’il ait été d’une très-vigoureuse complexion. Sa longue pénitence, disent-ils, et le chagrin d’avoir perdu tant de biens, et pour lui, et pour toute sa postérité, affaiblirent peut-être son tempérament ; mais on ne sait pas qu’il ait jamais été malade. Tournez la chose comme vous voudrez, ce sera toujours un argument du plus au moins, qui montrera que le corps d’Ève était mieux constitué que celui de son mari. Quantum porrò fuerit Adami robur, quæ firmitas laterum, quis nervorum vigor, quis contextus musculorum docet nongentorum et triginta annorum ætas, nullo quod sciatur languore debilitata, eademque in multorum sæculorum posteros propagata, etsi fortassis illam totius corporis firmitatem nonnihil tam diuturna pœnitentia, tam multiplex tristitia, de tot tantisque bonis sibi suisque amissis, afflixerit [4].

(F) Quelques-uns croient que si elle n’avait point goûté du fruit défendu, il n’y aurai jamais eu d’amour entre les deux sexes. ] J’ai rapporté [5] les paroles de saint Augustin, qui témoignent clairement que selon lui les pères auraient produit des enfans avec toute la tranquillité que sentent nos laboureurs lorsqu’ils sèment une terre. On pouvait lui objecter que les bêtes sont demeurées dans l’état de leur création, et que néanmoins elles se portent à multiplier leur espèce avec une ardeur incroyable [6]. Ce que l’on nomme libido, et tout ce que l’on peut concevoir de plus impur et de plus fougueux sous ce terme, se voit manifestement parmi les bêtes quand le feu d’amour les anime : elles n’ont pourtant rien fait qui les ait tirées de leur état naturel. Il semble donc que ces mouvemens impétueux et accompagnés de volupté, soumis néanmoins à la raison, n’aient rien d’incompatible avec l’état d’innocence. Saint Augustin n’aurait pas manqué de se retrancher sur les différences qui se rencontrent essentiellement entre une créature raisonnable, et faite à l’image de Dieu, et les bêtes brutes ; et il serait très-malaisé de le forcer dans de tels retranchemens. Laissons-l’y donc en repos, et nous contentons de dire que puisqu’il fallait que l’homme, depuis son péché, fût dans l’impuissance

  1. Virgil., Æneid., lib. VII, vs. 645, à l’imitation de cet endroit d’Homère, Iliad., lib. II, vs. 485.

    Υ̓μεῖς γὰρ θεαὶ ἐςε παρεςέ τε ἴςέ τε πάντα,
    Ἡμεῖς δὲ κλέος οἶον ἀκούομεν οὐδέ τι ἴδμεν.

    Vos enim deæ estis, adestisque scitisque omnia,
    Nos autem famam solùm audimus neque quicquam scimus.

  2. Salian., tom. I, pag. 231.
  3. Idem, ibidem.
  4. Idem, ibidem, pag. 109.
  5. Dans la remarque (C), citation (35). Voyez le Maître des Sentences in 19 distinct. secund., et d’autres auteurs, apud Casp., à Reies Elys. Jucund. Quæst. Campo, quæst. XLII, num. 2.
  6. Indè feræ pecudes persultant pabula læta
    Et rapidos tranant amnes..........
    Lucret., lib. I, vs. 14.