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ÉPICURE.

examiner l’état de l’irréligion, est l’idée d’une liberté fort heureuse selon le monde, dans laquelle on satisfait tous ses désirs sans aucune crainte, sans aucun remords. Cette idée s’enracine si avant dans l’âme, et en occupe tellement la capacité, que si quelqu’un nous vient dire que l’état d’un homme pieux n’est point comparable, en fait d’avantages temporels, à celui d’un épicurien, nous rejetons cela comme un mensonge très-absurde. Et cependant ce mensonge prétendu a de son côté une foule de raisons très-fortes, comme Plutarque l’a fait voir. La bonne foi de cet auteur dans cette partie de sa dispute me paraît considérable, en cas qu’il ait bien connu combien ses raisons pouvaient servir à disculper l’épicuréisme ; car s’il est certain qu’en niant la providence de Dieu et l’immortalité de l’âme, on se prive de mille douceurs et de mille consolations, ce n’est point par des motifs d’intérêt, par amour-propre, par attachement à la volupté, qu’Épicure a choisi l’hypothèse philosophique qu’il a enseignée. Il aurait plutôt choisi l’autre, s’il se fût déterminé par de semblables motifs. Il y a beaucoup de choses à dire sur cette matière ; mais il vaut mieux les renvoyer à un autre livre[1], où j’examinerai aussi une objection que M. le Fèvre a proposée contre Plutarque. Il l’accuse de s’être contredit, et pour le prouver il allègue ce que Plutarque disputant contre Épicure a observé sur les avantages et sur le bonheur temporel de la religion, et ce que le même Plutarque a soutenu en un autre endroit, que la superstition est pire que l’athéisme[2].

(S) Quelques apologistes d’Épicure auraient dû s’efforcer de montrer que son impiété coulait naturellement... de l’existence éternelle de la matière. ] Il y eut parmi les physiciens du paganisme une grande diversité d’opinions sur l’origine du monde, et sur la nature de l’élément, ou des élémens dont ils prétendirent que les corps particuliers furent formés. Les uns soutinrent que l’eau fut le principe de toutes choses, d’autres donnèrent cette qualité à l’air, d’autres au feu, d’autres à des parties homogènes, etc. : mais ils s’accordèrent tous en ce point, que la matière du monde était improduite. Il n’y eut point de dispute entre eux sur la question si quelque chose avait été faite de rien ; ils convinrent tous que cela était impossible, et par conséquent l’éternité indépendante qu’Épicure attribuait aux atomes n’était point un sentiment que les autres sectes pussent condamner à l’égard de cette existence nécessaire et incréée, car chacune d’elles attribuait la même nature aux principes qu’elle admettait. Or je dis que cette impiété une fois posée, que Dieu n’est point le créateur de la matière, il est moins absurde de soutenir, comme faisaient les épicuriens, que Dieu n’était pas l’auteur du monde, et qu’il ne se mêlait pas de le conduire, que de soutenir, comme faisaient plusieurs autres philosophes, qu’il l’avait formé, qu’il le conservait, et qu’il en était le directeur. Ce qu’ils disaient était vrai ; mais ils ne laissaient pas de parler inconséquemment, et c’était une vérité intruse ; elle n’entrait point dans leur système par la porte, elle y entrait par la fenêtre : ils se trouvaient dans le bon chemin, parce qu’ils s’étaient égarés de la route qu’ils avaient prise au commencement. S’ils avaient su s’y conduire, ils n’eussent pas été orthodoxes, et ainsi leur orthodoxie était une production bâtarde et monstrueuse, elle était sortie de leur ignorance par accident ; ils en étaient redevables à l’incapacité de raisonner juste. Ce reproche était encore beaucoup plus fort à l’égard des philosophes qui précédèrent Anaxagoras, puisqu’ils expliquèrent la génération du monde, sans faire intervenir le doigt de Dieu[3]. Si après cela ils admettaient la providence divine, ils raisonnaient beaucoup plus mal que ceux qui ne l’admettaient qu’après avoir supposé que l’entendement divin présida au débrouillement du chaos et à la première formation des parties de ce monde.

  1. Dans la suite des Pensées diverses sur les Comètes.
  2. Tanaquil le Fèvre, préface de sa traduction du Traité de Plutarque, touchant la Superstition. Voyez-le aussi à la fin de ses Remarques sur ce Traité.
  3. Voyez l’article Anaxagoras, remarq. (F), tome II, pag. 38.