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AVERROÈS.

Cardan a fait violence à sa doctrine, quand il introduit un démon qui se disait l’un de ses disciples et sectateurs [1]. On ne peut rien prononcer de plus fort que ce jugement ou ce vœu d’Érasme, Utinam prodisset ingens illud opus adversùs Averroëm impium καὶ τρὶς κατάρατον[2]. Il écrit cela à un homme qui lui avait fait savoir que son grand ouvrage contre Averroës était imprimé. Alterum magnum opus sectum in libros sex et quadraginta ex peripateticâ disciplinâ confecimus adversùs Averroëm, quod etiam excusum est[3]. D’où vient donc qu’Érasme en souhaite la publication ? N’est-ce pas un signe qu’en répondant à ses amis il ne mettait pas toujours sous ses yeux leurs lettres, et qu’il en avait oublié quelques circonstances ? Quoi qu’il en soit, son vœu me fait souvenir d’une lettre de Pétrarque où l’on exhorte un savant théologien à réfuter Âverroës, ce chien enragé, qui aboie si furieusement contre Jésus-Christ. Pétrarque ajoute qu’il avait fait des recueils pour un tel ouvrage, mais qu’il n’a ni le loisir, ni le savoir qui lui seraient nécessaires pour écrire là-dessus. Il appelle impie le silence que tant de grands hommes ont gardé, et il souhaite qu’on lui dédie, quand même il serait déjà dans le tombeau, l’ouvrage qu’il exhorte son ami à composer. Extremum quæso ut cùm primùm perveneris quò suspiras, quod citò fore confido, contra canem illum rabidum Averroëm, qui furore actus infando, contra Dominum suum Christum, contraque catholicam fidem latrat, collectis undique blasphemiis ejus, quod, ut scis, jam cœperamus ; sed me ingens semper, et nunc solito major occupatio, nec minor temporis quàm scientiæ retraxit inopia, totis ingenii viribus ac nervis incumbens, rem à multis magnis viris impiè neglectam, opusculum unum scribas, et mihi illud inscribas, seu tunc vivus ero, seu interim abiero[4]. Citons aussi M. du Plessis : Aristote estoit, au dire de plusieurs, peu religieux, et Averroës son interprète du tout impie...... [5]. Nul n’ignore combien Averroës principalement presse l’éternité du monde, et l’intellect universel, qui toutes fois ne peuvent compatir avec piété[6].

Pour achever le tableau de l’irréligion d’Averroës, il ne faudrait pas oublier les traits que ses hypothèses sur l’âme de l’homme fournissent. Il est sûr qu’il n’admettait point de peines et de récompenses après cette vie ; car, à proprement parler, il enseignait la mortalité de l’âme humaine. Je sais bien qu’il reconnaissait que l’entendement ne mourait jamais, et qu’il en faisait une nature éternelle ; mais à cet égard il ne le considérait pas comme une substance appropriée à chaque homme, et par conséquent, quoi qu’il avouât que le principe des opérations actuelles de Pierre et de Paul subsistait après leur mort, il ne laissait pas de croire que tout ce qui avait appartenu en particulier à Pierre et à Paul, et quant au corps, et quant à l’âme, cessait de vivre lorsqu’ils mouraient. Il niait donc le paradis et l’enfer. Vossius, qui a bien compris cette doctrine, n’eût pas dû l’attribuer absolument à Mirandulanus, puisque cet auteur ne l’adopte point comme véritable en elle-même, mais seulement comme l’interprétation légitime des paroles d’Aristote[7]. Aurait-on osé dans des livres imprimés se déclarer pour un sentiment impie, et qui exposait les gens aux feux de l’inquisition ? Le passage de Vossius que je vais citer servira de preuve que les écrivains les plus doctes ne distinguent pas toujours ce qu’ils devraient distinguer. Ils imputent quelquefois à un philosophe, non pas ce qu’il croit absolument, mais ce qu’il dit, qu’il faudrait croire si l’on voulait suivre les opinions d’Aristote, ou de quelque autre fondateur de secte. Bifariàm jubet considerare hominis intellectum (Averroës), ut est intellectus, et ut est forma quam obtinet,

  1. Cardan., de Subtilitate, lib. XIX, pag. 682.
  2. Erasmus, Epist XXIX, lib. X, pag. 532.
  3. Ambrosius Leo, Epist. ad Erasmum. Cette Lettre est la XXVIIIe. du Xe. livre parmi celles d’Érasme, pag. 531.
  4. Franciscus Petrarcha, Epistolâ ultimâ libri sine titulo, pag. 656.
  5. Du Plessis-Mornai, de la Vérité de la Religion chrétienne, chap. XX, folio 258 verso.
  6. Là même, folio 259.
  7. Voyez ci-dessus, remarque (E), citation (23), ce que j’ai cité des jésuites de Conimbre.