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pas changer de vie fassent de véritables aumônes ; car ce que Jésus-Christ même leur dit : « Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c’est à moi que vous avez manqué de les rendre[1] », fait assez voir qu’ils ne les rendent pas, lors même qu’ils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, s’ils le lui donnaient en tant qu’il est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ ; car Dieu ne regarde pas à qui l’on donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait l’aumône dans le même esprit où il s’approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent qu’à s’en éloigner, puisqu’ils n’aspirent qu’à jouir de l’impunité : or, on s’éloigne d’autant plus de Jésus-Christ qu’on aime davantage ce qu’il condamne. En effet, que sert-il d’être baptisé, si l’on n’est justifié ? Celui qui a dit : « Si l’on ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu[2] », n’a-t-il pas dit aussi : « Si votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux[3] ? » Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt, et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d’être justifiés pour éviter le second ? De même que celui-là ne dit pas à son frère : Fou ! qui, lorsqu’il lui dit cette injure, n’est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait l’enfer[4], ainsi, celui qui donne l’aumône à un chrétien, et qui n’aime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n’aime pas Jésus-Christ qui refuse d’être justifié en Jésus-Christ ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu : « Lorsque vous faites votre offrande à l’autel, si vous vous souvenez d’avoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent[5] » ; de même, il sert de peu de faire de grandes aumônes pour ses péchés, lorsqu’on demeure dans l’habitude du péché.

Quant à l’oraison de chaque jour que Notre-Seigneur lui-même nous a enseignée, d’où vient qu’on l’appelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et qu’on ne dit pas seulement, mais qu’on fait ce qui suit : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[6] » ; mais on récite cette prière parce qu’on commet des péchés, et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre-Seigneur dit : « Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés[7] », il n’a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l’autorité qu’on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes : avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de l’ancienne loi, en leur commandant d’offrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple[8]. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons qu’il ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels qu’ils soient ; mais : « Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Qu’est-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes, prétendent que Notre-Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce qu’il n’a pas dit : Il vous pardonnera les petits

  1. Mat. 25,45.
  2. Jn. 3,5.
  3. Mat. 5,20.
  4. Mat. 5,22.
  5. Id. 23,24.
  6. Mat. 6,12.
  7. Mat. 6,14.
  8. Lev. 16,6.