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LIVRE QUINZIÈME.

Ayant traité, dans les quatre livres qui précèdent, de l’origine des deux cités, saint Augustin en expose le progrès dans les quatre livres qui suivent, et, pour cela, il s’attache aux principaux passages de l’Histoire sainte où ce progrès est indiqué. Dans le présent livre, en particulier, il commente le récit de la Genèse depuis Caïn et Abel jusqu’au déluge.


CHAPITRE PREMIER.
DE LA SÉPARATION DES HOMMES EN DEUX SOCIÉTÉS, À PARTIR DES ENFANTS D’ADAM.

On a beaucoup écrit sur le paradis terrestre, sur la félicité dont on y jouissait, sur la vie qu’y menaient les premiers hommes, sur leur crime et leur punition. Et nous aussi, nous en avons parlé dans les livres précédents, selon ce que nous en avons lu ou pu comprendre dans l’Écriture ; mais un examen détaillé de tous ces points ferait naître une infinité de questions qui demanderaient à être traitées avec plus d’étendue, et qui passeraient de beaucoup les bornes de cet ouvrage et de notre loisir. Où en trouver assez, si nous prétendions répondre à toutes les difficultés que nous pourraient faire des esprits oisifs et pointilleux, toujours plus prêts à former des objections que capables d’en comprendre les solutions ? J’estime toutefois avoir déjà éclairci les grandes et difficiles questions du commencement et de la fin du monde, de la création de l’âme et de celle de tout le genre humain, qui a été distingué en deux ordres, l’un composé de ceux qui vivent selon l’homme, et l’autre de ceux qui vivent selon Dieu. Nous donnons encore à ces deux ordres le nom mystique de Cités, par où il faut entendre deux sociétés d’hommes, dont l’une est prédestinée à vivre éternellement avec Dieu, et l’autre à souffrir un supplice éternel avec le diable. Telle est leur fin, dont nous traiterons dans la suite. Maintenant, puisque nous avons assez parlé de leur naissance, soit dans les anges, soit dans les deux premiers hommes, il est bon, ce me semble, que nous en considérions le cours et le progrès, depuis le moment où les deux premiers hommes commencèrent à engendrer jusqu’à la fin des générations humaines. C’est de tout cet espace de temps, où il se fait une révolution continuelle de personnes qui meurent, et d’autres qui naissent et qui prennent leur place, que se compose la durée des deux cités.

Caïn, qui appartient à la cité des hommes, naquit le premier des deux auteurs du genre humain ; vint ensuite Abel, qui appartient à la cité de Dieu. De même que nous expérimentons dans chaque homme en particulier la vérité de cette parole de l’Apôtre, que ce n’est pas ce qui est spirituel qui est formé le premier, mais ce qui est animal[1], d’où vient que nous naissons d’abord méchants et charnels, comme sortant d’une racine corrompue, et ne devenons bons et spirituels qu’en renaissant de Jésus-Christ, ainsi en est-il de tout le genre humain. Lorsque les deux cités commencèrent à prendre leur cours dans l’étendue des siècles, l’homme de la cité de la terre fut celui qui naquit le premier, et, après lui, le membre de la cité de Dieu, prédestiné par la grâce, élu par la grâce, étranger ici-bas par la grâce, et par la grâce citoyen du ciel. Par lui-même, en effet, il sortit de la même masse qui avait été toute condamnée dans son origine ; mais Dieu, comme un potier de terre (car c’est la comparaison dont se sert saint Paul[2], à dessein, et non pas au hasard), fit d’une même masse un vase d’honneur et un vase d’ignominie[3]. Or, le vase d’ignominie a été fait le premier, puis le vase d’honneur, parce que dans chaque homme, comme je viens de le dire, précède ce qui est mauvais, ce par où il faut nécessairement commencer, mais où il n’est pas nécessaire de demeurer ; et après vient ce qui est bon, où nous parvenons par notre progrès dans la vertu, et où nous devons demeurer, il est vrai dès lors que tous ceux qui sont méchants ne deviendront pas bons ; mais il l’est aussi qu’aucun ne sera bon qui n’ait été originairement méchant. L’Écriture dit donc de Caïn qu’il bâtit une ville[4] ; mais Abel,

  1. I Cor. XV, 46.
  2. Saint Paul emprunte cette comparaison à Isaïe (XLV, 9) et à Jérémie (xviii, 3 et seq.)
  3. Rom. ix, 21.
  4. Gen. iv, 17.