Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome X.djvu/57

Cette page n’a pas encore été corrigée

comme un médecin ; car les médecins, ayant par l’âge et la santé l’avantage sur un malade, ne laissent pas de s’assujettir à lui ; combien moins doit-il répugner à un homme de s’assujettir à un maître quoique méchant, et de le servir de toute son âme, de toute sa bonne volonté, de toute sa charité ? Un homme vertueux en sert donc un inférieur, mais pour un temps. Appliquez aux puissances, aux dignitaires de ce monde, ce que j’ai dit du maître et du serviteur. Parfois, en effet, les dignitaires sont bons et craignent Dieu, et parfois ne le craignent point. Julien était un empereur infidèle, un apostat, un criminel idolâtre : des soldats chrétiens obéissaient à cet empereur infidèle ; mais quand il s’agissait des intérêts du Christ, ils ne reconnaissaient que le maître du ciel. Quand on leur disait d’adorer les idoles, de leur offrir de l’encens, ils préféraient obéir au Seigneur ; mais leur disait-on : Marchez en bataille contre tel peuple, ils obéissaient aussitôt. Ils distinguaient entre le maître éternel et le maître temporel ; et néanmoins ils obéissaient au maître temporel à cause du maître éternel.
8. Mais sera-ce éternellement que les méchants domineront les justes ? Non, sans doute. Voyez, en effet, ce que dit le psaume : « Le Seigneur ne laissera pas toujours le sceptre des méchants sur l’héritage des justes ». Cette verge des méchants se fait sentir pour un temps, sur l’héritage des justes, mais on ne l’y laissera point, et ce n’est point pour toujours. Un temps viendra où l’on ne connaîtra qu’un seul Dieu ; un temps viendra où le Christ, paraissant dans l’éclat de sa gloire, appellera devant lui les nations pour les séparer, comme un berger sépare les boucs d’avec ses brebis, et mettra les brebis à la droite, et les boucs à la gauche[1]. Or, tu verras parmi les brebis beaucoup de serviteurs, comme beaucoup de maîtres parmi les boucs ; comme aussi beaucoup de maîtres parmi les brebis, et parmi les boucs bien des serviteurs. Car si nous consolons ainsi les serviteurs, ce n’est pas que tous soient bons, de même que tous les maîtres ne sont point mauvais, parce que nous avons dû réprimer leur orgueil. Il est des maîtres bons et fidèles, comme il en est de mauvais ; et il y a des serviteurs mauvais, comme il y en a de bons et de fidèles.
Mais tant que les bons serviteurs ont des maîtres méchants, qu’ils les supportent pour un temps : « car le Seigneur ne laissera point le fouet des méchants sur l’héritage des justes ». Pourquoi ? « De peur que les justes u n’étendent leurs mains vers l’iniquité » ; afin que les justes supportent pour un moment la domination des méchants, qu’ils comprennent que cette domination n’est que passagère, et qu’ils se préparent à posséder l’héritage éternel. Quel héritage ? Celui où tout pouvoir sera détruit ainsi que toute puissance, afin que Dieu soit tout en tous[2]. Quand ils se réservent pour ces temps heureux, quand ils envisagent de l’œil du cœur ce qu’ils ne tiennent que par la foi, mais qu’ils verront s’ils persistent ; alors « ils n’étendent point leurs mains vers l’iniquité ». S’ils voyaient le sceptre des pécheurs peser toujours sur l’héritage des justes, ils penseraient et diraient en eux-mêmes : De quoi me sert ma justice ? serai-je donc toujours assujetti à l’injuste, et toujours serviteur ? Et moi aussi je commettrai l’iniquité, puisqu’il ne sert de rien de garder la justice. Pour le détourner de ces pensées, on lui dit par la foi que le sceptre des méchants n’est que momentanément sur l’héritage des bons. « Le Seigneur ne le laissera point à jamais sur cet héritage, afin que les justes ne se laissent pas aller à l’iniquité » ; mais qu’ils en détournent leurs mains, qu’ils la supportent sans la commettre ; car il vaut mieux supporter l’injustice que la commettre. Pourquoi donc n’en serait-il pas ainsi ? « C’est que le Seigneur ne laissera point le sceptre des pécheurs sur l’héritage des justes ».
9. Telles sont les pensées des hommes au cœur droit, dont nous disions tout à l’heure qu’ils suivaient la volonté de Dieu et non leur propre volonté. Mais ceux qui veulent suivre la volonté de Dieu, le mettent le premier, et viennent après lui : ils ne se mettent point en avant, afin que Dieu les suive : ils approuvent ses desseins ; qu’il les corrige, qu’il les console, qu’il les exerce, qu’il les couronne, qu’il les éclaire, comme l’a dit l’Apôtre ; « Nous savons que, pour ceux qui aiment Dieu, tout contribue à leur bien[3] ». De là cette parole du prophète : « Faites du bien, Seigneur, à ceux qui sont bons et dont le cœur est droit[4] ».
10. De même que l’homme au cœur droit

  1. Mt. 25,32-33
  2. 1 Cor. 15,28
  3. Rom. 8,28
  4. Ps. 124,4