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Mais s’il n’est pas possible de s’abstenir totalement du boire et du manger durant tant de jours, ne saurait-on renoncer entièrement alors aux rapports des sexes, quand par la grâce du Christ nous voyons beaucoup de chrétiens et de chrétiennes conserver dans toute leur pureté des membres qu’ils ont consacrés à Dieu ? Serait-il donc si difficile à la chasteté conjugale de faire durant tout le temps des solennités de Pâques ce que fait toute sa vie la pureté virginale ?

10. Il est une observation que je ne vous dois plus, après vous avoir montré, dans la mesure de mes forces, le temps actuel comme étant surtout une époque d’humiliation pour l’âme ; attendu néanmoins les égarements de certains hommes, dont les discours vains et séducteurs ainsi que les habitudes dépravées ne cessent de nous inspirer pour votre salut de laborieux soucis, je ne saurais me taire. Il en est qui observent le Carême plutôt délicieusement que religieusement, qui s’appliquent plus à imaginer de nouvelles jouissances qu’à réprimer la vieille concupiscence. Ils font d’immenses et dispendieux amas de toutes sortes de fruits, afin d’arriver à former les plus variés et les plus savoureux de tous les mets ; ils auraient peur de se souiller en touchant les vases où a cuit la chair, et ils ne redoutent point de nourrir leur corps de ce qu’il y a de plus raffiné dans les plaisirs des sens ; ils jeûnent, non pas pour modérer leur sensualité habituelle à prendre leurs aliments, mais afin d’exciter, en différant de les prendre, un appétit immodéré. Quand effectivement le moment du repas est arrivé, ils se jettent sur leurs tables splendides comme des troupeaux sur le fourrage ; ils s’élargissent l’estomac en le chargeant de mets trop nombreux, et pour éviter le rassasiement qu’engendre une nourriture trop copieuse, ils réveillent l’appétit par la variété et l’étrangeté des assaisonnements imaginés par l’art. Ils mangent enfin en si grande quantité que le temps du jeûne ne suffit pas à la digestion.

11. Il en est aussi qui en se privant de vin pressurent d’autres fruits afin d’en extraire des boissons, non pas pour la santé, mais pour la volupté ; comme si le Carême n’était pas un temps où on doive s’humilier pieusement plutôt que d’imaginer de nouvelles jouissances. Si la faiblesse de l’estomac ne peut se contenter d’eau, ne serait-il pas bien plus convenable de boire un peu de vin véritable que de rechercher ces autres espèces devins inconnus à la vendange et étrangers aux pressoirs, non pas pour avoir une boisson de digestion plus facile, mais pour n’avoir pas une boisson trop commune ? À l’époque même où on doit mortifier plus sévèrement la chair, n’est-il pas éminemment déraisonnable de chercher à la flatter au point que la sensualité même regretterait de n’avoir pas à faire de Carême ? Peut-on souffrir qu’aux jours consacrés à l’humiliation, quand chacun doit s’attacher à vive comme les pauvres, on vive au contraire d’une façon si dispendieuse que les plus riches patrimoines y suffiraient à peine si ce genre de vie durait toujours ? Prenez garde à ces abus, mes bien-aimés ; rappelez-vous ces mots de l’Écriture : « Ne suis pas tes convoitises[1] ». Si ce précepte salutaire doit s’observer en tout temps ; n’est-ce pas surtout au moment où il y aurait tant de honte à rechercher pour la sensualité des jouissances extraordinaires, qu’on serait justement blâmé de ne pas restreindre ce qui peut la flatter ordinairement ?

12. Avant tout n’oubliez pas les pauvres, et mettez en réserve dans le trésor céleste ce que vous épargnez en vivant avec plus d’économie. Qu’on donne au Christ pour apaiser sa faim, ce dont se prive chaque chrétien pour pratiquer le jeûne. Que la pénitence volontaire serve à soutenir l’indigent ; que l’indigence volontaire du riche devienne l’abondance nécessaire du pauvre. Que le cœur doux et humble soit miséricordieux et facile à accorder le pardon. Que celui ; qui a fait l’outrage, demande pardon ; et que celui qui l’a subi, l’accorde ; afin que nous ne tombions pas au pouvoir de Satan, qui triomphe des dissensions des chrétiens. Quelle aumône avantageuse de remettre à ton frère ce qu’il te doit, afin d’obtenir la remise de ce que tu dois au Seigneur ! C’est le Maître céleste qui a recommandé à ses disciples ce double devoir : « Remettez, leur disait-il, et il vous sera remis ; donnez et on vous donnera[2] ». Souvenez-vous de ce serviteur de qui son maître exigea de nouveau le paiement de toute la dette dont il l’avait tenu quitte, et cela parce qu’envers son compagnon, qui lui était redevable de cent deniers, ce serviteur n’avait pas usé de

  1. Sir. 18, 30
  2. Luc. 6, 37-38