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SERMON. XIII[1]. LES JUGES DE LA TERRE[2].

ANALYSE. – Il est nécessaire de juger la terre, c’est-à-dire les hommes qui l’habitent. Or il y a deux sortes de juges. 2 y a premièrement chacun de nous, car chacun est obligé de se juger. D’après le prophète interprété par l’Apôtre, nous devons sentir que nous avons besoin du secours de Dieu, et estimer que sans la grâce nous n’aurions pas même bonne volonté. Voilà comment chacun doit se juger. – Il y a une autre espèce de juges, ce sont tous les hommes qui ont reçu dans la société une autorité quelconque. Or dans le procès de la femme adultère Jésus-Christ leur apprend à se juger eux-mêmes très-sérieusement : c’est leur premier devoir. Ils doivent ensuite juger les autres comme ils se jugent, ne juger que par charité. Enfin quand ils sévissent il faut, que ce soit comme le bon père qui témoigne à son fils une véritable tendresse en travaillant a le délivrer de ses défauts.


1. Juger la terre, c’est dompter le corps. Écoutons l’Apôtre juger la terre : « Je combats, dit-il, non comme frappant l’air ; mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu’après voir prêché aux, autres, je ne sois réprouvé moi-même[3] » Écoute donc, ô terre, un juge de la terre, et pour ne pas être terre, juge, la toi-même. Car en la jugeant tu deviendras ciel et tu publieras la gloire du Seigneur éclatant en toi-même, puisque les cieux publient la gloire de Dieu[4]. Mais en ne jugeant pas la terre, tu seras terre, et si tu es terre, tu seras l’héritage de celui à qui il a été dit ; « Tu mangeras la terre[5]. » Écoutez donc, juges de la terre : châtiez votre corps, comprimez vos passions, aimez la sagesse, domptez la concupiscence, et pour le faire instruisez-vous.
2. Or voici le résumé de ce que vous devez savoir : « Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement. » En lui, non en toi ; en lui, à qui tu dois d’être, et d’être homme et d’être juste, si néanmoins tu es juste. Estimerais-tu que tu lui doives d’être homme, et à toi d’être juste ? Dans ce cas tu ne sers point Dieu avec crainte, tu ne te réjouis pas en lui avec tremblement, mais en toi avec présomption. Et que t’adviendra-t-il, sinon ce qui suit ? « De peur que le Seigneur ne s’irrite et que vous ne vous égariez, dit-il, de la voie juste. » Il ne dit pas : De peur que le Seigneur ne s’irrite et que vous n’entriez point dans la voie juste ; mais que vous ne vous égariez de la voie juste. Déjà tu te crois juste, parce que tu ne commets ni larcin, ni adultère, ni homicide, ni faux témoignage contre ton prochain ; parce que tu honores ton père et ta mère ; parce que tu n’adores que Dieu sans obéir aux idoles et aux démons : tu sortiras de cette voie si tu as la présomption de t’attribuer ces mérites. Les infidèles n’entrent point dans la voie juste, les orgueilleux s’en écartent. Qu’est-il dit en effet ? «Instruisez-vous, vous tous qui jugez la terre. » Mais gardez-vous de vous attribuer, de considérer comme venant de vous-mêmes cette autorité et cette puissance qui vous permet de juger la terre ; prenez-y garde « Servez Dieu avec crainte ; réjouissez-vous, » non en vous avec présomption, mais « en lui avec tremblement ; dans la crainte que le Seigneur ne s’irrite et que vous ne vous écartiez de la voie juste, lorsque soudain éclatera sa colère. » Que faut-il donc faire pour ne nous écarter pas de cette voie ? « Heureux tous ceux qui mettent en lui leur confiance [6] ! » Si l’on est heureux en mettant en lui sa confiance, c’est être malheureux que de se confier en soi-même. Aussi bien « Maudit soit tout homme qui met dans l’homme son espoir[7] ! » Tu ne dois donc pas le mettre non plus en toi, puisque tu es homme. Le mettre dans un autre, ce serait une humilité désordonnée ; en toi-même, un dangereux orgueil. Qu’importe ? L’un et l’autre parti est nuisible, il ne faut choisir ni l’un ni l’autre. L’humilité désordonnée ne se relève point ; l’orgueil dangereux tombe.
3. Pour mieux faire comprendre à votre sainteté que cette confiance en soi-même trouve sa condamnation et sa mort dans ces paroles : Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement, » écoutez l’Apôtre ; il les cite et il en explique le sens. Voici ses expressions : « Opérez votre propre salut

  1. Ce discours fut prononcé le six des calendes de Juin, 25 mai, à la Table de S. Cyprien, à Carthage. On appelait Table de S. Cyprien le lieu où il avait consommé son immolation.
  2. Ps. 2, 10
  3. 1 Cor. 9, 28, 27
  4. Ps. 18, 2
  5. Gen. 3, 4
  6. Ps. 2 10-13
  7. Jer. 18, 5