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qu’ils exigent ce qui leur est dû ; mais uniquement de ceux qui leur doivent ; que l’homme et la femme se soulagent ensemble dans leur faiblesse sans s’adresser à autrui, ce qui serait un adultère, comme l’indique l’étymologie même de ce mot. Adulterium, quasi ad alterum. S’ils passent les bornes du contrat matrimonial, qu’ils ne franchissent par les limites du lit nuptial. N’y a-t-il pas péché à exiger au-delà de ce qu’exige la procréation des enfants ? C’est un péché, mais véniel. C’est l’expression même l’Apôtre : « Je parle ainsi par condescendance, secundum veniam; » dit-il sur ce sujet. « Ne vous refusez point l’un à l’autre ce devoir, si ce n’est, de concert pour un temps, afin de vaquer à la prière, et revenez ensuite comme vous étiez, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. » Que signifie ce langage de S. Paul ? Il veut dire : Ne vous chargez pas au-dessus de vos forces ; vous pourriez, en vous abstenant l’un de l’autre, tomber dans l’adultère ; Satan pourrait « vous tenter à cause de votre incontinence. » Néanmoins, comme autre chose est de donner un ordre à la vertu ou fine permission à la faiblesse, l’Apôtre ne veut point paraître commander ce qu’il permet seulement ; c’est pourquoi il ajoute aussitôt : « Je parle ainsi par condescendance, secundum veniam, et non par commandement ; car je voudrais que tous les hommes fussent comme moi[1] : » en d’autres termes : je ne vous commande pas de le faire, je vous pardonne si vous le faites.
23. Maintenant, mes frères, soyez attentifs à cette conséquence. Il est de grands hommes qui ne prennent d’épouse que dans l’intention d’en avoir des enfants ; tels furent les patriarches, nous pouvons en donner des preuves nombreuses et les livres sacrés l’attestent hautement, sans laisser le moindre doute. Si donc ces hommes qui ne prennent d’épouse que dans l’intention d’en avoir des enfants, pouvaient atteindre ce but sans recourir à l’union des sexes, avec quelle ineffable joie ils accueilleraient cette faveur ! avec quel immense plaisir ils la recevraient ! Deux sortes d’œuvres charnelles maintiennent l’existence du genre humain ; les hommes saints et prudents s’y prêtent par devoir ; les imprudents s’y laissent entraîner par passion : ces deux motifs en effet sont bien différents l’un de l’autre. Quelles sont ces deux sortes d’œuvres ? La première nous concerne directement, elle consiste à prendre des aliments, ce qui ne peut se faire sans quelque délectation charnelle ; à manger et à boire, sans quoi il faut mourir. Le manger et le boire sont ainsi le premier soutien de la nature humaine, mais de la nature humaine considérée dans les hommes actuellement existants ; car ce moyen ne pourvoit pas à la perpétuité de l’espèce, il y faut l’union conjugale. Pour entretenir l’existence du genre humain, il est d’abord nécessaire que les hommes vivent. Mais quelques soins que l’on donné au corps, il ne saurait exister toujours, il est donc indispensable que les naissances fassent contrepoids aux décès. Le genre humain, comme on l’a écrit, ressemble aux feuilles d’un arbre, mais d’un arbre toujours vert, tels que l’olivier, le laurier, d’autres encore. Ces arbres ne sont jamais dépouillés, mais ils n’ont pas constamment les mêmes feuilles, ils en perdent et en produisent [2] ; celles qui naissent remplacent celles qui tombent, et quoiqu’il en tombe toute l’année, l’arbre toute l’année en est couvert. Ainsi dans le genre humain les décès sont compensés par les naissances, et l’humanité se maintient ainsi tout entière. Comme toujours on voit des feuilles sur certains arbres, ainsi la terre parait toujours peuplée : et s’il n’y avait que des trépas sans naissances, elle ressemblerait aux arbres qui perdent toutes leurs feuilles.
24. Ces deux moyens, dont nous venons de parler assez longuement, étant indispensables à la conservation du genre humain, l’homme sage, prudent et fidèle se prête par devoir à l’un et à l’autre, il ne s’y laisse point aller par passion. Combien hélas ! se jettent avec voracité à manger et à boire, faisant en cela consister toute la vie, comme s’ils ne vivaient que pour cela ! Parce qu’il faut manger pour vivre, ils s’imaginent vivre pour manger. Ils sont condamnables aux yeux de tout homme sage, aux yeux surtout des divines Écritures. Hommes de chair et de vin, gloutons « qui font leur Dieu de leur ventre[3] », ils vont à table pour satisfaire leur convoitise et, non pour réparer leurs forces. Aussi tombent-ils sur les aliments et sur les boissons. Ceux au contraire qui se prêtent alors à l’accomplissement d’un devoir, ne vivent pas pour manger, mais ils mangent pour vivre. Ce sont des hommes prudents, et tempérants, et si on leur offrait de vivre sans boire et sans manger, avec quelle joie ils accueilleraient le bonheur de n’être plus obligés de se prêter à des actes où ils n’ont pas

  1. 1 Cor. 7, 5-7
  2. Sir. 14, 18-19
  3. Phil. 3, 19