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regardent, craignent et évitent comme de grands maux. Lazare sur cette terre a reçu des maux, il n’y a pas reçu tes biens, et pourtant il ne les a point perdus. Et de même qu’en parlant des maux endurés par Lazare, Abraham ne dit point ses maux, ainsi il ne dit point sa vie. Pour lui en effet il y en avait une autre, celle qu’il espérait dans le sein du patriarche. Ici il était mort, ici il ne vivait pas. Il était mort dans le sens de ces paroles de l’Apôtre : « Vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ [1]. » Ce mendiant souffrait des afflictions temporelles ; mais Dieu retardait pour lui, il ne supprimait pas le bonheur. Pourquoi donc, ô riche, désirer dans les enfers ce que tu n’espérais point lorsque tu étais au sein de ton opulence ? N’est-ce pas toi qui méprisais le pauvre et riais de Moïse ? Tu n’as pas voulu être fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, et maintenant tu partagerais son bonheur ? Tu le tournais en dérision lorsqu’on te disait : « Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté, afin de jouir aussi de son bonheur ;» maintenant donc contemple de loin ce bonheur, il n’est pas pour toi. C’était un bonheur à venir, un bonheur invisible qu’il fallait croire avant de le voir, pour n’être pas condamné en le voyant à pouvoir le regretter sans pouvoir le posséder.
6. Ainsi, mes frères, cette sentence me parait éclaircie. Des chrétiens en effet la doivent comprendre chrétiennement, et gardons-nous d’être fidèles avec notre prochain indigent dans l’espoir temporel des richesses qu’il peut acquérir, ne faisons pas servir notre fidélité à les partager avec lui. Gardons-nous, gardons-nous absolument de cela. Qu’avons-nous donc à faire, sinon de nous conformer à ce précepte de Notre-Seigneur : « Formez-vous des amis avec les richesses d’iniquité, afin qu’à leur tour ils vous reçoivent eux-mêmes dans les demeures éternelles[2] ? » Les pauvres parmi nous ont-ils des demeures pour nous y recevoir ? « Formez-vous des amis avec les richesses d’iniquité », c’est-à-dire avec les profits que l’iniquité seule appelle des profits. Car il en est d’autres que la justice nomme ainsi ; ils sont déposés dans les trésors de Dieu. Ne méprisez point les pauvres qui n’ont ni où rentrer, ni où s’abriter. Ils ont toutefois où entrer, ils ont des demeures, les demeures éternelles. Ils ont des demeures où vous souhaiterez vainement d’être admis, témoin ce riche, si maintenant vous ne les recueillez dans les vôtres : car « recevoir le juste comme juste, c’est mériter la récompense du juste ; recevoir le prophète comme prophète, c’est mériter la récompense du prophète ; et quiconque aura donné, à l’un de ces plus petits, seulement un verre d’eau froide parce qu’il est de mes disciples, en vérité je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense[3]. » Celui-là aussi est fidèle avec son prochain dans sa pauvreté ; aussi jouira-t-il de sa prospérité.
7. Mais ton Seigneur te parle lui-même, lui qui s’est fait pauvre quand il était riche : il te donne de la même pensée une interprétation meilleure encore et plus solide. S’agit-il du mendiant que tu as recueilli dans ta demeure ? Ton esprit peut-être n’est pas tranquille, tu te demandes s’il est un homme sincère ou un imposteur, un trompeur, un hypocrite ; et parce que tu ne peux lire dans son cœur, tu hésites en lui faisant la charité. Ne crains pas, fais-la même au méchant, c’est un moyen de la faire au bon. Craindre que la semence ne tombe dans les chemins, au milieu des épines et au milieu des pierres, et pour ce motif ne pas semer en hiver, c’est se condamner à souffrir de la faim en été. Quoi qu’il en soit, voici ce que te dit ton Seigneur et tu ne doutes pas qu’il ne soit chrétien Pour toi je me suis fait pauvre quand j’étais riche. En effet « lorsqu’il possédait la nature divine », et qu’y a-t-il de plus riche ? « il n’a pas cru que ce fut une usurpation de se faire égal à Dieu ; mais il s’est anéanti lui-même en prenant la nature d’esclave ; » s’il n’est rien de plus riche que la nature divine, qu’y a-t-il de plus pauvre que la nature d’esclave ? « Il s’est fait semblable aux hommes, a été reconnu pour homme à l’extérieur ; il s’est humilié lui-même en obéissant jusqu’à la mort et jusqu’à la mort de la croix[4]. » Ajoute : sur la croix il a eu soif et il a reçu à boire, non de la compassion mais de l’outrage, et en mourant cette divine source de vie a bu le vinaigre. Ne méprise pas, ne dédaigne pas, ne dis pas : Il s’ensuit donc que mon Dieu s’est fait homme, qu’il a été mis à mort, crucifié ? Oui, sans aucun doute, il a été crucifié. Ainsi sa pauvreté se recommande à toi. Il était loin de toi, par la pauvreté il s’en est rapproché. « Sois fidèle avec ton prochain dans sa pauvreté. » Ici au moins le sens tic ces paroles n’est ni incertain ni obscur. Au nom de prochain substitue le nom de Christ et lis avec humilité ; car un Christ humble

  1. Col. 3, 3
  2. Lc. 16, 9
  3. Mt. 10, 41-42
  4. Phil. 2, 6-8