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un frein aux passions et réprimer nos convoitises, pour ne pas nous laisser séduire par de funestes caresses ni énerver par ce que l’on nomme la prospérité, pour ne pas nous fier au bonheur de la terre et pour chercher sans fin ce qui ne doit pas avoir de fin. Or, de même que la tempérance doit ne se pas fier au bonheur du monde, ainsi la patience doit ne pas céder devant les malheurs du temps ; et que nous soyons dans l’abondance ou dans la gêne, nous devons attendre le Seigneur pour recevoir de lui ce qui est vraiment bon et suave et pour être délivrés par lui des maux véritables.

2. Dieu réserve pour la fin de la vie les biens qu’il promet aux justes, et pour cette fin aussi les maux dont il menace les impies. Quant aux biens et aux maux qui se rencontrent et se mêlent dans le siècle, ils ne sont le partage exclusif ni des bons ni des méchants. Les bons et les méchants possèdent à la fois ce qu’ici-bas l’on appelle biens : ainsi la santé est pour les bons et les méchants ; tu trouveras aussi les richesses chez les uns et chez les autres. Ne voyons-nous pas qu’il est donné aux bons et aux méchants d’avoir des enfants pour leur succéder ; que s’il y a des bons il y a aussi des méchants pour vivre longtemps ? Enfin quels que soient les autres biens du siècle que tu passes en revue, tu les rencontres indistinctement chez les bons et chez les impies. Également les bons et les méchants souffrent les peines et les afflictions de la vie, la faim et la maladie, la douleur et les pertes, l’oppression et le deuil : ce sont là pour tous des sujets de larmes. Il est donc facile de reconnaître que les biens du monde sont pour les bons et pour les méchants, et que les uns comme les autres supportent le poids de la vie. Pour ce motif plusieurs chancellent dans les voies de Dieu et tendent à s’en écarter. Combien en effet s’égarent misérablement, après avoir entrepris et s’être déterminés de servir Dieu pour s’enrichir des biens de la terre, être préservés ou délivrés des afflictions du siècle ! Quand, après s’être proposé ce bien et l’avoir considéré comme la récompense de leur piété et de leur religion, ils se voient dans la peine tandis que les impies prospèrent, ils s’imaginent être frustrés de leur récompense, être trompés par Celui qui les a appelés à son service ; ils croient même devant cette déception que Dieu ne leur a commandée de travailler que pour se jouer d’eux, et ils l’abandonnent. Malheureux ! où vont-ils en s’éloignant de Celui qui les a créés pour s’attacher à ce qu’il a fait ? Lorsque le monde commencera à leur échapper, que deviendront ces amis du temps qui ont perdu l’éternité ?

3. Ainsi donc, quand Dieu veut qu’on se donne à lui, c’est en vue de ces biens qu’il ne réserve qu’aux bons et en vue de ces maux qu’il infligera seulement aux méchants et qui comme les biens ne se montreront qu’au terme de la carrière. Quelle serait la récompense de la foi, la foi même mériterait-elle son nom si tu voulais jouir maintenant de ce qui ne doit plus t’échapper ? Tu ne dois donc pas voir ce que tu as à croire, mais croire ce que tu dois voir et le croire jusqu’au moment où tu le verras, dans la crainte que cette vue ne te couvre de confusion. Ainsi croyons durant l’époque de la foi, avant l’époque où nous serons admis à voir. « Tant que nous sommes dans ce corps, dit en effet l’Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur, car c’est avec la foi que nous marchons [1]. » Ainsi nous marchons par la foi tant que nous croyons ce que nous ne voyons pas ; nous verrons un jour, nous verrons Dieu face à face tel qu’il est. L’Apôtre Jean distingue aussi ces deux temps dans une épître. « Mes biens aimés, dit-il, nous sommes maintenant les enfants de Dieu, et ce que nous serons ne paraît pas encore. » Voilà le temps de la foi : voici celui de la claire vue. « Nous savons, dit-il encore, que nous lui serons semblables quand il se montrera, car nous le verrons tel qu’il est[2]. »

4. Ce temps de la foi est un temps laborieux ; qui le nie ? Il est laborieux ; mais n’est-ce pas le travail qui prépare la récompense ? Ne sois point indolent à faire le travail dont tu convoites le prix. Si tu avais loué un ouvrier, tu ne lui compterais pas son salaire avant de l’avoir vu à l’œuvre ; tu lui dirais : Travaille, je te paierai ensuite ; lui-même ne dirait pas : Paie, et je travaillerai. Ainsi fait Dieu. Si tu as la crainte de Dieu, tu ne tromperas point ton ouvrier, et en te défendant de tromper un ouvrier, Dieu te tromperait ? Il est possible néanmoins que tu ne donnes point ce que tu as promis ; malgré toute la sincérité du cœur, la faiblesse humaine rencontre parfois des obstacles dans la pénurie. Mais nous n’avons rien à craindre de Dieu ; il ne peut tromper, car il est la vérité ; et il possède tout en abondance, car il a tout fait.

  1. 2 Cor. 5, 5-7
  2. 1 Jn. 3, 2