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un Dieu qui tente ? – Adore le Christ que te montre l’Évangile. C’est lui qui te rappelle à l’intelligence de la loi. – Mais ils ne sont pas allés jusqu’au Christ et ils sont restés avec leurs vains fantômes ; car ils n’adorent pas le Christ tel que le prêche l’Évangile ; ils se font un Christ particulier. Aussi appliquent-ils, sur le voile de leur folie naturelle, un autre voile, le voile de l’erreur. Et comment, à travers l’épaisseur de ce double voile, peuvent-ils distinguer la lumière de l’Évangile ?

Tu ne peux souffrir que Dieu ait tenté ; ne souffre donc pas non plus que le Christ l’ait fait. Et si tu aimes à voir que le Christ l’a fait, aime aussi à considérer que Dieu en ait fait autant. Le Christ est en effet le Fils de Dieu, Dieu comme son Père et un même Dieu avec lui.

Mais où lisons-nous que le Christ a tenté ? Dans l’Évangile même. Il y dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains pour nourrir ce peuple ? » Et l’Évangéliste ajoute : « Or il disait cela pour le tenter, car pour lui il savait ce qu’il devait faire[1]. » Applique maintenant ceci à Dieu quand il tenta Abraham. Lui aussi parlait de cette sorte en tentant Abraham, car il savait ce qu’il devait faire. Voilà le Christ qui tente et Dieu qui tente également. L’hérétique alors ne cessera-t-il point de nous tenter ? Mais lorsque Dieu tente, c’est pour instruire l’homme, et quand l’hérétique tente, c’est pour s’éloigner de Dieu.

3. Sache donc votre charité que Dieu en tentant ne cherche pas à connaître ce qu’il ignorait ; il veut, lorsqu’il tente, c’est-à-dire lorsqu’il interroge, manifester les secrets du cœur de l’homme. L’homme en effet ne se connaît pas aussi bien que le connaît son Créateur : un malade n’est-il pas mieux connu de son médecin que de lui-même ? Le malade souffre, le médecin ne souffre pas ; et pourtant le premier espère savoir la nature de ses douleurs par le second qui ne les endure point. Aussi crie-t-on dans un psaume : « Purifiez-moi, Seigneur, de mes fautes cachées[2]. » C’est qu’il est dans l’homme des choses inconnues de l’homme ; elles ne s’avancent, ne se montrent, ne se découvrent que dans les tentations ; et si Dieu cesse de tenter, c’est le maître qui cesse d’enseigner. Mais Dieu tente pour instruire, et le diable pour tromper. Qu’on ne donne pas lieu à cette tentation ; et elle est vaine, ridicule, elle échoue. Aussi l’Apôtre dit-il : « Ne donnez point lieu au diable.[3] » C’est par leurs passions que les hommes donnent lieu au diable, car ils ne voient pas cet ennemi contre lequel ils combattent. Ils peuvent toutefois en triompher facilement qu’ils se domptent eux-mêmes à l’intérieur et ils le vaincront ostensiblement.

Pourquoi parler ainsi ? Parce que l’homme se méconnaît tant qu’il ne s’étudie pas dans la tentation. Mais quand il s’est étudié, qu’il ne se néglige point. S’il a pu se négliger quand il se méconnaissait, qu’il prenne garde de se négliger encore, maintenant qu’il se connaît.

4. En résumé, mes frères, si Abraham se connaissait, nous ne le connaissions pas. Il fallait donc le révéler soit à lui soit au moins à nous : à lui, pour lui apprendre de quoi il devait rendre grâces ; à nous, pour nous dire ce que nous devions demander à Dieu ou imiter dans son serviteur. Que nous enseigne donc Abraham ? Je l’exprimerai en un mot : à ne pas préférer à Dieu les dons de Dieu. Ceci soit dit selon le sens littéral et avant de scruter les leçons cachées dans ce mystère, dans cet ordre intimé à Abraham d’égorger son fils unique. Garde-toi donc de préférer à Dieu même les grands dons qu’il t’accorde, et s’il veut te les enlever, ne cesse point de l’honorer, car on doit aimer Dieu gratuitement. Et quelle plus douce récompense peut nous venir de Dieu, que Dieu même ?

5. Après avoir accompli généreusement dans son cœur cet acte d’obéissance et de dévouement, Abraham s’entend dire de la part de Dieu : « Je connais maintenant que tu crains Dieu[4]. » Ce qui signifie que Dieu a révélé Abraham à lui-même. Ne sommes-nous point habitués à ce langage ? Je parle à des Chrétiens, ou à des hommes qui profitent des divines leçons ; ce que je dis n’est ni nouveau ni étrange, votre sainteté le connaît parfaitement. Que disons-nous donc quand un prophète parle ? C’est Dieu, disons-nous, qui a parlé. Nous disons également : Le prophète a parlé. Et ces deux manières de nous exprimer sont également justes, appuyées également sur des autorités. C’est ainsi que les Apôtres ont interprété les prophètes, ils disent également Dieu a parlé ; Isaïe a parlé. Ces deux formules sont vraies, puisque nous les trouvons toutes deux dans les Écritures.

Si donc le chrétien me résout la question présente, il résoudra par là même celle que j’ai

  1. Jn. 6, 5-6
  2. Ps. 17, 13
  3. Eph. 4, 27
  4. Gen. 22, 12