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aux temps dans lesquels ces faits ont eu lieu.

66. Les chrétiens tiendront donc pour règle dans l’espèce d’injustices qui s’expient par la vengeance : que le sentiment de l’injure ne doit pas dégénérer en haine, mais que le cœur, compatissant pour la faiblesse, doit être disposé à souffrir davantage encore, à ne point négliger la correction et à employer, suivant la circonstance, le conseil, l’autorité ou la force. Il y a un autre genre d’injustice qui peut se réparer entièrement, et on en reconnaît deux espèces : celle où la réparation a lieu en argent, et l’autre où elle se fait par action. À la première se rapporte ce qui a été dit de la tunique et du manteau, à la seconde la contrainte de marcher mille pas et le conseil d’en ajouter deux mille : puisque, d’un côté, on peut restituer un vêtement, et, de l’autre, rendre au besoin un service à celui qui en a rendu un premier. À moins que nous ne comprenions, dans l’exemple de la joue frappée méchamment, toute espèce d’injustice qui ne peut s’expier que par vindicte ; et sous celui du vêtement, tous les torts qu’on peut réparer autrement. Alors ces paroles : « Si quelqu’un veut t’appeler en justice, » auraient été ajoutées pour indiquer que ce qui est enlevé par une sentence du juge ne constitue par un acte de violence susceptible de vindicte. Puis, des deux espèces réunies, s’en formerait une troisième qui pourrait se réparer avec ou sans vengeance. En effet celui qui exige par force et en dehors de l’arrêt du juge, un service qu’on ne lui doit point, par exemple qui contraint sans droit quelqu’un à faire mille pas avec lui et lui impose une démarche injustement et malgré lui : celui-là peut ou être puni, ou rendre un service de même genre, si la victime l’exige. Mais dans tous ces cas, le Seigneur nous apprend que le chrétien doit être plein de patience et de miséricorde, et entièrement disposé à souffrir encore davantage.

67. Et comme c’est peu de chose de ne pas nuire, si l’on ne rend aussi service autant que possible, le Seigneur continue et dit : « Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter. – Donne à qui te demande », et non pas tout ce qu’on te demande, mais seulement ce que l’honnêteté et la justice te permettent d’accorder. Quoi ! Si l’on vous demandait de l’argent pour tâcher de nuire à quelqu’un ? si on vous sollicitait à la fornication ? et tant d’autres choses de ce genre que je passe sous silence ? Il est évident que vous ne devez accorder que ce qui ne peut nuire ni à vous ni à un autre, autant qu’il est possible à l’homme de le savoir et de le croire : et quand la justice vous oblige à refuser ce qu’on vous demande, indiquez-en les motifs pour ne pas renvoyer le solliciteur à vide. Par là vous donnerez réellement à quiconque vous demandera, non pas toujours ce qu’il demandera, mais parfois quelque chose de mieux : vous l’aurez corrigé, en lui faisant sentir l’injustice de sa demande.

68. Quant à ces paroles : « Ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter, » elles se rapportent à la disposition de l’âme. Car Dieu aime celui qui donne avec joie[1]. Or quiconque reçoit, emprunte, même quand il ne doit pas rendre ; car comme Dieu rend avec usure aux miséricordieux, celui qui accorde un bienfait, place à intérêt. Ou si on entend ici par emprunteur seulement celui qui reçoit pour rendre, il faudra dire que le Seigneur a eu en vue ces deux manières de prêter. En effet ou nous faisons bénévolement cadeau de ce que nous donnons, ou nous prêtons pour qu’on nous rende. Et, le plus souvent, les hommes qui sont disposés à donner dans l’espoir de la récompense divine, sont peu disposés à prêter, comme s’ils n’avaient rien à attendre de Dieu, vu que c’est l’emprunteur qui doit rendre ce qu’il emprunte. C’est donc avec raison que le Seigneur nous engage à pratiquer ce genre de service, en nous disant : « Ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter » c’est-à-dire ne détourne pas ta volonté de celui qui demande à emprunter, sous prétexte que ton argent ne rapportera rien, et que Dieu ne t’en tiendra aucun compte, puisque c’est à l’emprunteur à te le rendre car, quand tu agis sur l’ordre de Dieu, il est impossible que ton action reste stérile aux yeux de Celui qui te la commande.


CHAPITRE XXI.

LA JUSTICE DES PHARISIENS, ACHEMINEMENT VERS LA PERFECTION.

69. Le Seigneur ajoute ensuite : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent ; afin que vous soyez

  1. 2 Cor. 9, 7