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qu’il vous est avantageux : « Ce n’est point le don que je cherche, mais le fruit qui vous en revient[1] ». Quelle aumône feras-tu donc au juste ? Celui qu’une veuve ne nourrissait point était nourri par un corbeau[2], ou plutôt par celui qui a fait le corbeau ; je parle d’Elie. Dieu ne manque pas de moyens de nourrir ses serviteurs. Pour toi, vois ce que tu dois acheter, quand l’acheter, combien l’acheter. Tu achètes en effet le royaume des cieux, et tu ne saurais l’acheter qu’en cette vie ; et vois combien peu tu l’achètes, car il t’en coûtera seulement ce que tu peux avoir.
13. Fais miséricorde à l’injuste, non parce qu’il est injuste ; car, à le considérer comme tel, ne le reçois point chez toi : c’est-à-dire, ne le reçois point comme si tu aimais son injustice. Car Dieu défend de donner au pécheur, de recevoir les pécheurs chez soi[3]. Comment alors comprendre cette parole « Donne à quiconque te demande[4] ? » et cette autre : « Si ton ennemi a faim, nourris-le[5] ? » Ces préceptes nous paraissent en contradiction ; mais quand on frappe au nom de Jésus-Christ, ils deviennent intelligibles. « Ne donne rien au pécheur », non : « Ne reçois pas le pécheur chez loi », non : et cependant « donne à quiconque te demande ». Mais c’est un pécheur qui tue demande. Donne-lui, mais non comme à un pécheur. Quand lui donnes-tu comme à un pécheur ? Quand tu te plais à lui donner par cela même qu’il est pécheur. Que votre charité veuille bien attendre que j’aie éclairci par des exemples un point qu’il est important de comprendre. Il est dit : Quand un homme a faim, donne-lui, si tu as de quoi lui donner ; donne-lui, si tu vois qu’il ait besoin de ton secours. Que les entrailles de ta miséricorde ne se ralentissent point, parce que c’est un pécheur qui te demande. Car c’est un pécheur en effet qui se présente à toi. Mais en disant un homme pécheur, je dis deux choses bien distinctes, deux noms qui ne sont point superflus : il y a là deux noms, l’homme et le pécheur : l’homme est l’œuvre de Dieu, mais le pécheur est l’œuvre de l’homme. Donne alors à l’œuvre de Dieu, mais non à l’œuvre de l’homme. Mais, diras-tu, comment défendre de donner à l’œuvre de l’homme ? Qu’est-ce que donner à l’œuvre de l’homme ? C’est donner au pécheur à cause de son péché, mettre en lui ta complaisance à cause du péché. Qui peut agir ainsi, diras-tu ? Qui fera cela ? Plût à Dieu qu’il n’y ait personne pour le faire, qu’il n’y en ait que peu, qu’on ne le fasse point publiquement. Ceux qui donnent aux gladiateurs de l’amphithéâtre, pourquoi donnent-ils, qu’ils le disent ? Pourquoi donner à un gladiateur ? Parce qu’on aime en lui ce qui le rend infâme ; voilà ce qu’on nourrit en lui, ce qu’on habille en lui, cette iniquité qu’il étale aux yeux du public. Ceux qui donnent aux histrions, qui donnent aux cochers, qui donnent aux femmes perdues, pourquoi donnent-ils ? En leur donnant, ne donnent-ils pas à des hommes ? Toutefois ils ne considèrent point en eux l’œuvre de Dieu, mais bien l’infamie de l’œuvre humaine. Veux-tu voir ce que tu honores dans un comédien en le revêtant ? Que l’on te dise : Fais comme lui ; tu l’aimes, et te réjouit ; tu voudrais en quelque façon te dépouiller, pour le revêtir : ne t’offense pas comme d’une injure, si l’on te dit : Ainsi soient tes enfants. C’est là un outrage, diras-tu, Pourquoi un outrage, sinon parce que cette profession est infâme ? Les dons que tu fais ne sont donc point faits au courage, mais à l’infamie. De même que donner au gladiateur, ce n’est point donner à l’homme, mais bien à un art coupable (s’il n’était en effet qu’un homme, et non point un gladiateur, tu ne lui donnerais point ; et dès lors c’est le vice que tu honores en lui, et non sa qualité d’homme) : de même, au contraire, donner au juste, donner au Prophète, donner au disciple du Christ ce dont il a besoin, et ne point penser à sa qualité de disciple du Christ, de ministre du Christ, de dispensateur de Dieu ; mais n’avoir dans l’esprit qu’un avantage temporel, qu’une faveur que l’on en peut attendre, c’est ne voir qu’un homme vendu et acheté par le don qu’on lui a fait. Donner ainsi n’est pas plus donner au juste, que cet autre n’a’ donné à l’homme en donnant au gladiateur. Cette vérité est donc claire, mes frères, et je pense que si elle avait d’abord quelque chose d’obscur, elle devient évidente, C’est là ce que le Seigneur enseignait par cette parole : « Quiconque aura reçu un juste[6] », laquelle aurait suffi. Mais comme en recevant un juste, on peut avoir une autre intention, espérer de lui quelque avantage temporel, l’assouvissement d’une passion, son secours pour

  1. Phil. 4,17
  2. 1 R. 17,6-12
  3. Sir. 12,4-6
  4. Lc. 6,30
  5. Rom. 12,20
  6. Mt. 10,41