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fort loin de l’état sain où elle sent clairement la présence de son propre corps. Aussi un aveugle peut-il aisément se convaincre qu’il veille, quand il distingue nettement les images qu’il conçoit de la réalité qu’il ne voit pas.

CHAPITRE XXI. QUE DES VISIONS ANALOGUES AUX VISIONS SENSIBLES PEUVENT SE PRODUIRE DANS UN TRANSPORT, SANS CHANGER DE NATURE.


44. Lorsque l’organisme est sain, que les sens ne sont point engourdis par le sommeil et que, par une opération secrète dans l’esprit, l’âme éprouve un ravissement dans lequel il lui apparaît des représentations de corps, le mode de la vision change, mais sa nature reste la même. En effet, les causes matérielles qui donnent naissance à des visions peuvent être absolument différentes et quelquefois même tout opposées. Par exemple, chez un homme en délire, les traces que la sensibilité suit dans la tête ne deviennent pas plus confuses par l’effet du sommeil, quand il a des visions analogues à celles des personnes qui rêvent : or, c’est grâce au sommeil même que ces personnes n’ont plus conscience d’être dans l’état de veille et qu’elles tiennent leur esprit concentré sur les fantômes qui leur apparaissent. Ainsi, quoique la première vision ne dépende pas du sommeil et que la seconde s’y rattache, il ne faut pas conclure que toutes deux soient d’une espèce différente : elles tiennent également à la nature de l’esprit, principe ou source de toutes les images. Par conséquent, lorsque l’âme, à l’état de veille et dans un corps sain, éprouve, par une secrète opération dans l’esprit, un transport où elle aperçoit les images des corps à la place des corps mêmes, la cause qui détourne son activité n’est plus la même sans doute, mais la vision garde son caractère immatériel. Comment d’ailleurs affirmer que si la cause de la vision est dans le corps, c’est d’elle-même et pressentiment de l’avenir que l’âme remue les images, comme elle le ferait par la réflexion ; et que la lumière lui vient d’en haut lorsque c’est l’esprit qui est ravi en extase ? En effet, effet, l’Écriture dit expressément ; « Je répandrai mon esprit sur toute chair ; les jeunes gens auront des visions, les vieillards auront des songes[1]. » Le prophète attribue à l’opération divine la vision sous cette double forme. Ailleurs : « l’Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : Ne crains point de garder Marie pour ton « épouse » et encore : « Prends l’enfant et pars pour l’Égypte[2]. »

CHAPITRE XXII. DES VISIONS COMME CAUSES OCCASIONNELLES DE PRÉDICTIONS FAITES AU HASARD OU PAR UN INSTINCT SECRET : COMMENT SE PRODUISENT-ELLES.


45. Je suis donc convaincu qu’un bon Esprit ne provoque jamais dans l’esprit humain une extase pour lui montrer de pareilles images, à moins qu’elles ne cachent un avertissement. Quand la cause qui concentre l’attention de l’esprit sur ces images, dépend de l’organisme, il ne faut pas croire qu’elles aient toujours un sens caché : elles n’ont ce caractère qu’à la condition de se produire dans l’âme sous l’inspiration d’un Esprit qui en révèle la signification, soit pendant le sommeil, soit dans un moment où les opérations des sens sont suspendues par une modification quelconque du corps. Quelquefois il arrive à des gens qui veillent que, sans être ni atteints de maladie ni agités de mouvements furieux, ils reçoivent par une impulsion secrète certaines pensées qui constituent une sorte de divination, soit qu’ils prophétisent à leur insu, comme Caïphe qui fit une prophétie sans en avoir le moindre dessein[3], soit qu’ils aient une idée vague de faire ainsi une prédiction. Je le sais par expérience.
46. Quelques jeunes gens en voyage s’avisèrent de rire aux dépens d’autrui et de se donner pour des astrologues, sans savoir même s’il y avait douze signes dans le Zodiaque. Voyant que leur hôte écoutait ce qui leur passait par la tête avec une profonde surprise et en reconnaissait l’exactitude, ils ne craignirent pas d’aller plus loin. L’hôte de déclarer aussitôt qu’ils avaient dit vrai et de s’extasier. A la fin il leur demanda des nouvelles de son fils, absent depuis longtemps et dont le retard inexplicable lui causait de vives inquiétudes. Sans se soucier si la prédiction se vérifierait après leur départ, dans l’unique but de faire plaisir au père, ils répondirent, au moment de se mettre en route, que le fils allait bien, qu’il n’était pas loin, qu’il arriverait le jour même. Pourquoi pas ? Ils n’avaient guère à craindre qu’à la fin du jour le père se mit à leur poursuite pour les convaincre d’imposture. Mais ne voilà-t-il pas qu’au moment qu’ils allaient partir le jeune homme arriva ?

  1. Joël, 2, 28
  2. Mt. 1, 20 ; 11, 13
  3. Jn. 11, 51