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qu’on l’a quand on a atteint l’entière perfection ; ils ne nient pas ces progrès, mais ils ne veulent pas qu’on puisse être en aucune manière appelé sage, si, sorti de je ne sais quelles obscures profondeurs, on ne s’élance pas tout à coup au milieu des libres et lumineuses régions de la sagesse. Qu’importe à l’homme qui se noie d’avoir de l’eau sur la tête à une profondeur de plusieurs stades, ou d’une palme, ou d’un pouce ? Ainsi, d’après les stoïciens, ceux qui tendent vers la sagesse s’avancent comme s’ils montaient du fond d’un gouffre vers l’air ; mais ils n’auront pas la vertu et ne seront pas sages avant de s’être complètement dégagés de la folie comme d’une masse d’eau qui les étouffe ; mais du moment qu’ils y auront échappé, ils posséderont toute la sagesse, sans le moindre vestige de folie, qui puisse produire aucun péché.

13. Cette comparaison où la folie est comme une eau profonde et la sagesse comme l’air qu’on respire, et qui nous montre l’âme échappant à ce qui étouffe pour monter tout à coup vers les hautes régions, ne me semble pas assez conforme à l’autorité de nos Écritures. J’aime mieux la comparaison du vice ou de la folie avec les ténèbres, et de la lumière ou de la sagesse avec la lumière, autant que ces images corporelles peuvent s’appliquer aux choses de pure intelligence. On n’arrive pas à la sagesse comme on sort du fond de l’eau pour respirer pleinement aussitôt, mais comme on passe des ténèbres à la lumière, en s’éclairant peu à peu ; et jusqu’à ce qu’on le soit complètement, on est semblable à un homme qui sort d’une caverne profonde, et que la lumière éclaire insensiblement à mesure qu’il avance du côté de la porte : il y a à la fois autour de lui les lueurs du jour vers lequel il marche et quelque chose de l’obscurité du lieu d’où il s’éloigne. C’est pourquoi, nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu[1], et cependant le juste vit de la foi[2] ; et les saints sont revêtus de justice[3], l’un plus, l’autre moins ; et personne ici-bas ne vit sans péché, les uns plus, les autres moins : le meilleur est celui qui pèche le moins.

14. Mais pourquoi, oubliant à qui je parle, fais-je ici le docteur, tandis que j’expose dans cette lettre ce que je voudrais apprendre de vous ? mais parce que j’avais résolu de vous soumettre mon sentiment sur l’égalité des péchés qui a été l’occasion de la question que je viens de traiter, je vais le reprendre et conclure. Lors même qu’il serait vrai que celui qui a une vertu les a toutes et que celui-là n’en a aucune à qui l’une d’elles manque, il ne s’ensuivrait pas que les péchés fussent égaux. De ce qu’il n’y a rien de droit, là où il n’y a aucune vertu, ce n’est pas une raison pour qu’il n’y ait pas de degré dans la dépravation et la tortuosité. Mais (je crois ceci plus vrai et plus conforme aux Livres saints), il en est des mouvements de l’âme comme des membres du corps ; non pas qu’on les voie dans des lieux ; mais on les sent par les impressions. Or parmi les membres du corps, l’un est plus éclairé, l’autre moins, un autre reste dans une complète obscurité, voilé par un corps ténébreux ; de même un homme qui aura de la charité en montrera plus ou moins dans tels ou tels actes, et en d’autres pas du tout ; on peut donc ainsi dire qu’il a une vertu et non pas une autre, l’une plus, l’autre moins. Car nous pouvons bien dire : la charité est plus grande dans celui-ci que dans celui-là ; il y en a un peu dans celui-ci, pas du tout dans celui-là, autant que cela appartient à la charité qui est la piété même. Nous pouvons dire aussi d’un même homme qu’il a plus de chasteté que de patience, et qu’il en a plus aujourd’hui qu’hier s’il fait des progrès, qu’il n’a pas encore la continence et que sa miséricorde n’est pas petite.

15. Et pour exprimer plus complètement et plus brièvement ce que j’entends par la vertu, en ce qui touche la droite vie, je dirai que la vertu est la charité qui nous fait aimer ce qu’il nous faut aimer. Elle est plus grande dans les uns, moindre dans les autres, nulle chez d’autres ; personne ne l’a en toute perfection et à un si haut degré qu’elle ne puisse s’accroître, tant que l’homme est sur la terre ; mais tant qu’elle peut s’accroître et qu’elle est moindre qu’elle ne devrait être, il y a là une imperfection qui tient du vice. C’est à cause de ce vice qu’il n’est pas en ce monde un juste qui fasse le bien sans pécher[4], et que nul homme vivant ne sera justifié devant Dieu. C’est à cause de ce vice que si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous[5]. C’est pourquoi aussi, quelque progrès que nous fassions, il faut que nous disions toujours : « Pardonnez-nous nos offenses[6], » quoique tous les péchés,

  1. Ps. CXLII, 2.
  2. Habac., II, 4.
  3. Job, XXIX, 14.
  4. III Rois, VIII, 46.
  5. Jean, I, 8.
  6. Matth. VI, 12.