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le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu’il était, mais pour se dire juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l’Apôtre ! Tandis qu’il veut faire les juifs chrétiens, il se fait juif lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxurieux à la tempérance sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement, comme vous dites, au secours des malheureux sans devenir lui-même malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien dignes de compassion, car, par leur opiniâtreté et leur amour de la loi abolie, ils ont fait d’un apôtre du Christ un juif ! Il n’y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont observé ou fait semblant d’observer les préceptes de la loi ; et vous soutenez, vous, qu’ils l’ont fait par bonté, non point par la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par miséricorde, ils ont fait semblant d’être ce qu’ils n’étaient pas. L’argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire gentil avec les gentils, puisqu’il s’était fait juif avec les juifs, plaide en ma faveur : car de même que Paul ne fut pas vraiment juif, ainsi il n’était pas vraiment gentil ; et de même qu’il ne fut pas vraiment gentil, ainsi il n’était pas vraiment juif. Il imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en leur promettant de se nourrir indifféremment des viandes condamnées par les Juifs ; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles. La circoncision ou l’incirconcision ne servent de rien en Jésus-Christ ; c’est l’observation des commandements de Dieu qui est tout[1].
18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite discussion ; si je n’ai pas été ce que je dois être, imputez-le à vous-même, qui m’avez forcé de vous répondre, et qui m’avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ, lequel a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie[2]. » II ne peut pas se faire que, pieusement dévoué à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge. N’excitez pas contre moi une populace d’ignorants, ils vous vénèrent comme évêque et vous écoutent dans votre Église avec admiration et avec le respect dû à votre sacerdoce ; ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit, et qui n’aime plus que les solitudes du monastère et des champs. Cherchez d’autres gens que vous puissiez instruire et reprendre ; car je suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de terre, que le son de votre voix me parvient à peine ; et si par hasard vous m’écriviez des lettres, l’Italie et Rome les recevraient avant moi, à qui elles seraient adressées.
19. Vous me demandez, dans d’autres lettres[3], pourquoi ma première version des livres canoniques a des astérisques et des obèles[4], et pourquoi j’ai publié ma nouvelle version sans l’accompagner, de ces signes ; souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que vous demandez. La première version est celle des Septante ; et partout où il y a des traits ou des obèles, cela veut dire que les Septante renferment plus de choses que l’hébreu : les astérisques ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté par Origène à la version de Théodotion ; ici j’ai traduit du grec, là de l’hébreu, m’attachant plutôt à l’exactitude du sens qu’à l’ordre des mots. Je m’étonne que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu’ils l’ont faite, mais telle qu’Origène l’a corrigée et corrompue avec ses obèles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l’humble interprétation d’un chrétien ; d’autant plus que les additions d’Origène ont été tirées d’une traduction publiée, depuis la passion du Christ, par un juif et un blasphémateur. Voulez-vous aimer véritablement les Septante ? ne lisez pas ce qui est marqué par des astérisques ; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et vous ferez preuve d’amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez forcé de condamner toutes les bibliothèques des Églises ; car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas les additions d’Origène.
20. Vous dites que je n’aurais pas dû traduire après les anciens, et vous vous servez d’un syllogisme tout nouveau : « Ou le texte traduit par les Septante est obscur, ou bien il est clair ; s’il est obscur, il est à croire que vous pouvez aussi vous y tromper ; s’il est clair, évidemment ils n’ont pas pu s’y méprendre[5]. » Je vous réponds par votre propre argument. Tous les anciens docteurs qui nous ont précédés dans le Seigneur et qui ont interprété les saintes Écritures, s’appliquaient à des textes obscurs ou à des textes clairs ; si ces textes sont obscurs, comment avez-vous osé entreprendre, après eux, d’expliquer ce qu’ils n’ont pas pu expliquer eux-mêmes ? S’ils sont clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter ce qui n’a pas pu leur échapper, surtout pour les psaumes, qui ont donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs : Origène d’abord, puis Eusèbe de Césarée, ensuite Théodore d’Héraclée, Astérius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d’Alexandrie. De petits ouvrages ont été composés sur quelques psaumes séparés, mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chez les Latins, Hilaire de Poitiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe. Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs. Que votre sagesse me réponde : Pourquoi, après tant et de tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents dans l’explication des psaumes ? Si les psaumes sont obscurs, il est à croire que vous avez pu vous y tromper ; s’ils sont clairs, on ne doit pas croire que de tels interprètes aient pu s’y méprendre ; ainsi, de toute façon, votre interprétation deviendra inutile ; et, d’après cette règle,

  1. Gal. V, 6, et VI, 15.
  2. Jean, XIV, 6.
  3. Lettre LXXI.
  4. Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec ὀβελος (broche), qui exprime les signes d’écriture dont il est ici question. Saint Augustin avait dit obeliscis. Saint Jérôme dit : virgulas prænotatas, et aussi obeli.
  5. Ci-dessus, lettre XXVIII, 2.