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HISTOIRE DE SAINT AUGUSTIN.

rière à leurs appétits, à leurs vices ; ils épuisaient toutes les joies brutales. La gloutonnerie et l’extravagance marquaient leurs festins ; lorsqu’il leur prenait fantaisie d’inviter des étrangers à leur table, ce n’était ni le mérite ni la bonne renommée qui inspiraient leur choix ; ils préféraient les joueurs de dés et les libertins. Rien n’était digne d’admiration que l’abondance et la variété des viandes : ce qu’on mangeait donnait de la gloire. Quelquefois, au milieu d’un festin, on demandait des balances pour peser les poissons, les oiseaux, les loirs, devant lesquels les convives s’étaient extasiés. Trente secrétaires avaient mission de compter les services[1]. Des maisons, jadis célèbres par le goût des sérieuses études, ne connaissaient plus que les bavardages de l’oisiveté et les molles harmonies. On entendait les orgues hydrauliques à côté des bibliothèques fermées comme des tombeaux. Des lyres, grandes comme des chariots[2], des flûtes, tout l’attirail des histrions, voilà ce qui frappait les regards dans ces palais. Au lieu d’un philosophe, on trouvait un chanteur ; au lieu d’un orateur, un baladin. Impitoyables pour les moindres détails de leur service, ces maîtres dégénérés condamnaient à trois cents coups d’étrivières l’esclave coupable de n’avoir pas apporté de l’eau chaude assez promptement ; ils se montraient fort indulgents s’il s’agissait d’un meurtre commis par un de leurs esclaves. Des mouches se posaient-elles sur les franges de soie de leurs éventails dorés ; un faible rayon de soleil pénétrait-il par un petit trou de leurs ombrelles, ils se plaignaient de n’être pas nés chez les Cimmériens.

Lorsqu’ils sortaient de leurs demeures, ils portaient des bagues et des bijoux, d’éclatantes robes de soie, un manteau agrafé autour du cou qu’ils secouaient de temps en temps pour laisser voir toutes les splendides variétés de leur vêtement ; une bruyante foule d’esclaves les suivaient. Ils aimaient à parcourir Rome en grande cavalcade, ébranlant le pavé sous les pas de leurs chevaux rapides, précédés des plus bas officiers de leur maison et des oisifs de la rue, et suivis de leurs eunuques, jeunes et vieux, dont le livide visage était horrible à voir. Souvent un de ces patriciens, entrant dans les bains accompagné de cinquante domestiques, demandait, d’un ton menaçant, où donc ils étaient, et si tout à coup il apprenait qu’il y eût là quelque courtisane, eût-elle vieilli dans la débauche, il courait lui porter des hommages et l’exaltait, dit l’historien[3], comme les Parthes exaltaient Sémiramis, les Égyptiens Cléopâtre, les Cariens Artémise, les Palmyréens Zénobie.

Les menaçantes apparitions des barbares, les questions de paix ou de guerre ne troublaient pas les grossières félicités de l’aristocratie romaine ; on n’aurait pas eu la force d’être curieux pour des sujets graves ou éloignés ; l’activité de l’esprit et du cœur n’allait pas au delà des qualités et des mérites des coursiers et des conducteurs de chars nouvellement arrivés à Rome. On se tenait plus au courant des riches sans famille dont on convoitait l’héritage, que des affaires de la république. Tout était fatigue, tout pesait à la mollesse de ces inutiles fardeaux de la terre. Une visite à des campagnes situées à quelque distance, une chasse qui ne leur donnait d’autre peine que celle d’y assister, une promenade en bateau peint depuis le lac Averne jusqu’à Pouzzoles ou à Gaëte, surtout par une chaude journée, étaient pour eux, dit Ammien Marcellin[4], comme les grands voyages d’Alexandre ou de César. C’est ainsi que le patricien païen des derniers temps se préparait au terrible passage d’Alaric. Beaucoup de ces illustres corrompus ne croyaient plus à rien, et, pour eux, le ciel sans puissances supérieures n’était qu’un brillant désert ; mais la superstition envahissait leurs âmes fermées à toute religion ; ils ne se seraient pas montrés en public, ne se seraient pas lavés et n’auraient pas mangé sans avoir attentivement consulté les éphémérides pour savoir où en était la planète de Mercure, ou à quel degré du Cancer se trouvait la lune.

L’histoire contemporaine ne nous a pas laissé ignorer les mœurs du peuple, de ce peuple-roi qui manquait de chaussures. Le vin, les dés, la débauche, les spectacles, le grand cirque, voilà les joies, les passe-temps, les travaux des citoyens. Ces groupes d’oisifs en querelle remplissaient les rues, les places et les carrefours. Quelques-uns, se faisant écouter par l’autorité de la vieillesse, déclaraient la république en péril si tel conducteur de char ne sortait pas le premier des barrières et ne rasait pas la borne : la grande, l’ardente affaire qui préoccupait le

  1. Ammien Marcellin, livre XXVIII.
  2. Lyrae ad speciem carpentorum ingentes, Ammien Marcellin, livre XVI.
  3. Ammien Marcellin, livre XXIII.
  4. Livre XXVIII.