Histoire de Rome Livre XVI

Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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LIVRE XVI.

SOMMAIRE DES CHAPITRES.

I. Eloge du César Julien. II. Julien attaque les Allemands, les bat, les disperse, et leur fait des prisonniers. III. Il reprend Cologne sur les Francs, et traite avec leurs chefs. IV. li soutient un siége dans Sens contre les Allemands. V. Vertus du César Julien. VI. Arbetion accusé est absous. VII. Eathère, chambellan de Julien, défend son maître contre Marcel. Eloge d’Euthère. VIII. Les faux rapports et les calomnies circulent dans le camp de Constance. Rapacité de ses courtisans. IX. Négociations pour la paix avec les Perses. X. Appareil militaire et presque triomphal de l’entrée de Constance à Rome. XI. Le César Julien attaque les Allemands dans les îles du Rhin, où ils avaient pris refuge, et relève les défenses des Trois Tavernes[1]. XII. Coalition des rois allemands contre la Gaule. Julien les attaque et les défait près d’Argentoratum[2].

(An 356 après J. C.)

I. Pendant que se déroulait ainsi la chaîne des destinées de l’empire, Constance, entré dans son huitième consulat, inscrivait pour la première fois le nom de Julien aux fastes consulaires. Cette âme fortement trempée ne rêvait alors que combats, extermination des barbares, et se promettait bien, avec l’aide du sort, de rétablir l’unité qu’ils avaient rompue dans la province. Les grandes choses que Julien opéra dans les Gaules, par l’ascendant de sa fortune et de son génie, peuvent aller de pair avec ce que les temps anciens ont de plus mémorable. Je vais m’efforcer de les passer en revue, si disproportionnée que soit la tâche avec les ressources de mon faible talent. Ici la simple narration, bien que dégagée de tout ornement fictif, et appuyée de témoignages authentiques et des preuves les moins équivoques, paraîtra quelquefois empiéter sur le domaine du panégyrique. C’est qu’une progression constante vers le bien semble avoir été la loi d’existence de ce prince, depuis son noble berceau jusqu’à son dernier soupir. Sa renommée, toujours grandissant dans la paix comme dans la guerre, l’éleva par degrés rapides au niveau des plus grands souverains. On l’a comparé pour la prudence à Titus ; à Trajan, pour ses expéditions triomphantes ; pour la clémence, à Antonin. Une tendance persévérante vers la perfection idéale en ferait le pendant de Marc-Aurèle, que Julien avait pris pour modèle en effet dans ses actes et dans ses principes. On jouit des arts, a dit Cicéron, à peu près de la même façon que de la vue d’un bel arbre. C’est sur la tige que tout l’intérêt se porte ; il n’en reste point pour la souche ni pour les racines. Il y a de même dans les premiers développements de ce beau caractère des parties restées inaperçues par l’effet de circonstances diverses, et à qui cependant l’admiration est due, même à plus juste titre qu’aux plus grandes choses qu’il ait faites depuis. En effet, ce dompteur de la Germanie, ce pacificateur des bords glacés du Rhin, ce héros dont le bras a terrassé les rois barbares, ou les a chargés de chaînes, est-ce quelque guerrier éprouvé que le signal des combats a fait sortir de dessous la tente ? Non ; c’est un élève des Muses, à peine adolescent, nourri comme Érechthée dans le giron de Minerve, et sous les pacifiques ombrages de l’Académie.

II. Julien hivernait à Vienne, dans une préoccupation d’esprit continuelle, au milieu d’un conflit de rumeurs diverses, quand il reçut positivement avis d’une brusque attaque des barbares contre l’antique cité d’Autun, que défendait une enceinte de murs d’un développement considérable, mais où le temps avait fait plus d’une brèche. La frayeur avait paralysé la garnison, et c’en était fait de la place si, par un de ces efforts soudains qui sauvent dans les moments de crise, les vétérans n’étaient spontanément accourus à son secours.

Julien se décida sur-le-champ, en dépit des basses insinuations, qui ne lui manquèrent pas, de se ménager et d’écouter ses aises ; et, ne prenant que le temps des préparatifs indispensables, il se rend à Autun le 8 des kalendes de juillet (24 juin), par une marche conduite avec toute l’habileté et la prudence d’un capitaine consommé ; marche pendant laquelle il fut constamment en mesure de faire face aux bandes qui auraient voulu lui barrer le chemin. Là il tint un conseil, où furent appelés ceux qui passaient pour mieux connaître le pays, touchant la direction la plus sûre pour l’armée. Les avis étaient partagés. Les uns voulaient marcher par Abor…, les autres par Sedelaucus[3] et Cora[4]. Quand l’observation fut faite incidemment que Sylvain naguère avait passé, quoique non sans peine, avec huit mille auxiliaires, par un chemin plus court en effet, mais que d’épaisses forêts, où une armée ne pouvait s’éclairer, devaient rendre suspect ; César dès lors ne songea plus qu’à ne pas être en reste d’audace avec ce brave officier. Dans son impatience de tout délai, il ne prit même avec lui que les cataphractes (armés de toutes pièces) et quelques archers, escorte assez mal calculée dans cette occasion pour la sûreté du général, et gagna rapidement Autosidore[5] par la même voie. De là, après avoir pris le repos accoutumé avec sa troupe, il se dirigea sur les Tricasses[6]. Ce mouvement ne s’opéra pas sans qu’on eût à essuyer plus d’une attaque de la part des barbares. D’abord l’aspect de ces masses irrégulières en imposait à Julien sur leur force réelle, et il se contentait de les observer en renforçant sa colonne sur les flancs. Mais parfois aussi, quand il avait l’avantage des hauteurs, il reprenait soudain l’offensive, et culbutait à la course tout ce qui se trouvait devant lui. Il ne fit dans ces engagements de prisonniers qu’en petit nombre, et ce fut la frayeur qui les lui livra. Tout ce qui eut la force de fuir échappa sans peine à la poursuite d’un corps si pesamment armé.

Rassuré par ces premiers succès contre les chances de pareilles rencontres, Julien parvint jusqu’aux Tricasses à travers mille dangers. Sa présence était si peu prévue, et tel était l’effroi qu’inspiraient les partis nombreux qui battaient le pays de toutes parts, que les portes ne s’ouvrirent pour lui qu’après une longue hésitation. Il ne fit halte dans cette ville que le temps de laisser son monde reprendre haleine. Puis, jugeant les moments précieux, il poussa rapidement vers Reims. C’est là qu’il avait marqué le rendez-vous général. Il y fut rejoint par le reste de l’armée sous le commandement de Marcel, successeur d’Ursicin, et par Ursicin lui-même, qui avait ordre de rester dans les Gaules jusqu’à la fin de la campagne.

On délibéra longtemps sur le plan qu’on devait suivre. Enfin il fut arrêté qu’on attaquerait les Allemands dans la direction des dix bourgs (decem pagos)[7], et l’armée s’ébranlait joyeuse de ses bataillons grossis. Tout à coup les barbares, dont les mouvements étaient favorisés par un brouillard impénétrable, profitant de la connaissance qu’ils avaient du terrain, se portèrent par un circuit sur les derrières de César, et auraient écrasé deux légions qui formaient l’arrière-garde, si les cris de détresse n’eussent attiré le corps auxiliaire à leur secours. Julien, depuis cette alerte, fut dans l’appréhension continuelle de quelque embûche à chaque incident de la route, au passage de chaque rivière. Il en devint plus prudent, plus circonspect ; le premier de tous les mérites dans l’homme chargé du commandement suprême, et la meilleure des garanties pour ceux qui combattent sous lui.

Il fut alors informé qu’Argentoratum[8], Brocomagum[9], les Trois tavernes[10], Salizon[11], les Némètes[12], Vangion[13] et Moguntiacum[14], étaient entre les mains des barbares ; mais que ceux-ci n’en occupaient que les dehors, par la peur qu’ils ont du séjour des villes ; regardées par eux comme autant de tombeaux où l’on s’enterre tout vivant. Julien s’empara d’abord de Brocomagum. Un corps germain s’y était porté à sa rencontre ; pour le recevoir il forma son armée en croissant, enfermant des deux côtés l’ennemi, qui lécha pied au premier choc. On en prit ou tua une partie dans la première chaleur de l’action. Le reste dut son salut à la fuite.

III. Aucun obstacle ne fermait plus à l’armée le chemin de cette ville d’Agrippine[15], dont le désastre avait précédé l’arrivée de Julien dans les Gaules ; il voulut la reprendre aux barbares. L’œil ne rencontre dans ces quartiers d’autre point fortifié que Ricomagum[16], bâtie au lieu qu’on appelle Confluent, parce que c’est là que s’opère la jonction du Rhin et de la Moselle, et une tour à peu de distance d’Agrippine. Il rentra donc dans cette ville, dont il ne sortit plus, une fois qu’il en eut repris possession, qu’après avoir fait souscrire aux rois francs, rendus traitables par la peur, une convention dont l’État recueillit plus tard les fruits, et après avoir mis la ville elle-même sur un pied de défense respectable. Satisfait de cet heureux début de ses armes, il alla ensuite hiverner à Sens, au pays des Trévires, résidence assez agréable à l’époque dont nous parlons. Ici lui tomba sur les bras, pour s’exprimer ainsi, tout le fardeau d’une guerre générale ; et il dut se multiplier pour répondre aux exigences d’une telle situation. Il s’agissait à la fois de regarnir de postes militaires tous les points menacés, de rompre le concert de tant de nations liguées contre le nom romain, et enfin d’assurer, dans le cercle d’opération le plus étendu, la subsistance de toute une armée.

IV. Au plus fort de cette contention d’esprit, une multitude d’ennemis vint l’assaillir, dans l’espoir d’emporter la place d’un coup de main. Cette audace leur était inspirée par l’absence des scutaires et des gentils, qu’on avait été contraint, pour diviser la charge des subsistances, de répartir dans diverses villes municipales… Julien fit fermer les portes, réparer les fortifications ; et jour et nuit on le vit mêlé aux soldats, sur les murs, entre les créneaux, et frémissant de courroux de l’impuissance où il se trouvait de risquer une sortie avec une garnison ainsi réduite. Le trentième jour, les barbares, découragés, levèrent le siège, murmurant contre le fol espoir qui le leur avait fait entreprendre. Il faut signaler ici, comme tout à fait dans l’esprit du temps, la conduite du général de la cavalerie Marcel, qui, bien que cantonné tout près de là, laissa César dans le danger, sans lui porter le moindre secours ; lui pour qui c’était un devoir rigoureux de tenter une diversion, ne fût-ce que pour épargner à la place les maux d’un siège, et lors même qu’un prince n’y eût pas été renfermé ! Aussitôt délivré de cet embarras, Julien, dont la pensée était toute au bien-être de ses soldats, s’empressa de leur procurer un temps de repos suffisant, quoique bien court, pour réparer leurs forces après tant de fatigues. Sa sollicitude, en cette occasion, eut à lutter contre la rareté des vivres dans un pays tant de fois dévasté ; mais il surmonta cet obstacle par son active intelligence, et par la confiance qu’il savait inspirer à tous d’une meilleure condition dans un prochain avenir.

V. Il commença, et l’effort vaut qu’on le cite, par s’imposer et observer rigoureusement une règle de tempérance aussi sévère que s’il eût vécu sous le régime abstème des lois de Lycurgue et de Solon ; lois importées depuis, et longtemps en vigueur à Rome, et que le dictateur Sylla releva de désuétude. Julien pensait, avec Démocrite, que si la fortune permet le luxe de la table, la raison le proscrit. Idée morale non moins heureusement exprimée dans ce mot de Caton de Tusculum, surnommé le Censeur, à cause de la rigidité de ses mœurs : « Un goût prononcé pour la bonne chère suppose indifférence complète pour la vertu. »

Julien relisait souvent un recueil d’instructions que Constance, en qualité de beau-père, lui avait tracé de sa main, et où l’ordinaire du jeune César était réglé avec une sorte de profusion. Julien en fit disparaître les articles faisan, vulve et tétines de truie, se contentant, comme un simple soldat, du premier aliment venu.

Il faisait trois parts de ses nuits, consacrant la première au repos, et les deux autres aux affaires de l’État et aux Muses. En cela il imitait Alexandre le Grand, mais en renchérissant sur son modèle. Alexandre ne triomphait du sommeil qu’au moyen d’une boule d’argent qu’il tenait suspendue au-dessus d’un bassin de cuivre, et qui l’éveillait en tombant, dès que l’assoupissement détendait ses muscles. Julien, lui, se réveillait à volonté sans l’emploi d’aucun artifice. Il se levait toujours au milieu de la nuit, quittant, non pas un lit de duvet recouvert de housses de soie chamarrées, mais une couche formée d’un simple tapis de peau à longs poils, de ceux qui ont reçu le nom de sisurne dans le langage familier du peuple. Puis, après les actes d’un culte secret envers Mercure, dieu considéré, suivant certaine doctrine religieuse, comme moteur suprême, comme principe de toute intelligence, il s’appliquait à sonder d’une main ferme et vigilante les plaies de l’État, et à y porter remède. Quand il avait satisfait aux rudes exigences des affaires, alors il se livrait tout entier au perfectionnement de son esprit. Et quelle incroyable ardeur il montrait à gravir les sommités les plus ardues de la science ! et comme sa pensée toujours tendait à s’élancer au delà ! La philosophie n’a pas de notions qu’il n’ait abordées et soumises au contrôle sévère de sa raison. Cet esprit, si propre aux notions les plus élevées et les plus abstraites, savait descendre cependant aux spéculations d’un ordre secondaire. Il aimait la poésie et la littérature "on en voit la preuve dans l’élégance soutenue et la pureté sévère du style de ses haraggues et de ses épîtres. Son goût le portait encore à suivre dans toutes leurs vicissitudes l’histoire de son pays et celle des nations étrangères. Il possédait assez le latin pour soutenir en cette langue l’entretien sur un sujet quelconque. En un mot, s’il est vrai, comme divers auteurs l’ont affirmé du roi Cyrus, du poëte Simonide, et du célèbre sophiste Hippias d’Élée, qu’il soit possible, au moyen de certain breuvage, d’augmenter la force de la mémoire, on pourrait dire de Julien qu’il en avait eu le tonneau à sa disposition, et qu’il l’avait mis à sec avant d’arriver à l’âge d’homme.

Nous avons fait connaître le chaste et noble emploi qu’il faisait de ses nuits:nous exposerons aussi, plaçant chaque chose en son lieu, comment ses journées étaient remplies ; ce qu’il savait mettre de charme dans son entretien, de piquant dans ses saillies ; quel caractère il déploya dans la guerre, avant et pendant l’action; et enfin de quel esprit de liberté, de quelle âme généreuse sont empreints les actes de son administration civile.

Jeté tout à coup au milieu des camps, Julien dut improviser son éducation militaire. Aussi quand il lui fallait, au son des instruments, marcher du pas cadencé de la pyrrhique, lui arrivait-il souvent de s’écrier, O Platon ! et de dire avec ironie, s’appliquant un vieux proverbe : Un bœuf porter harnais ! l’équipage va mal à mon dos.

Un jour, ayant mandé les agents du fisc dans son cabinet pour leur remettre une somme d’argent, l’un deux présenta les deux mains, au lieu d’étendre, comme le veut l’usage, un pan de sa chlamyde. Ces gens-là, dit-il, savent bien comme on prend, mais non comme on reçoit.

Des parents lui avaient porté plainte contre un homme qui avait violé leur fille. Le ravisseur convaincu ne fut condamné qu’à l’exil. Les parents s’étant alors récriés sur cette incomplète justice, et réclamant la mort du coupable, Julien leur dit : La loi ne pardonne pas ; mais la clémence pour un prince est la première des lois.

Au moment de son départ pour quelque expédition, des pétitionnaires se présentent en foule, alléguant chacun son grief. Julien renvoya toutes les réclamations, en les recommandant aux gouverneurs des provinces. Et aussitôt qu’il fut de retour il se fit rendre un compte détaillé de la suite qui leur avait respectivement été donnée, apportant, dans sa mansuétude, quelque adoucissement à la rigueur de chaque décision.

Abrégeons. Sans parler des défaites par lesquelles il châtia souvent l’audace incorrigible des barbares, la marque la plus sensible du soulagement qu’apporta sa présence aux misères excessives de la Gaule, c’est qu’à son arrivée la moyenne des tributs était de vingt-cinq pièces d’or par tête, et qu’on n’en payait plus que sept pour tout impôt quand il quitta le pays. Aussi le peuple, dans les transports de sa joie, le comparait-il à un astre bienfaisant qui lui était apparu au milieu des plus épaisses ténèbres. Ajoutons qu’il pratiqua jusqu’à la fin de son règne le principe judicieux de n’accorder aucune remise d’arrérages. C’est qu’il avait compris que ces concessions ne profitent qu’aux riches. L’expérience démontre, en effet, que dans le recouvrement de toute charge locale ce sont les pauvres qu’on ménage le moins, et qui s’exécutent les premiers.

Mais tandis que l’administration de Julien préparait un modèle aux meilleurs princes à venir, la rage des barbares se déchaîna plus que jamais. Les animaux ravissants, à qui un négligent gardien a laissé une fois prendre l’habitude de décimer son troupeau, ne cessent d’y chercher curée, au risque d’affronter une surveillance plus active, et, perdant par l’excès de la faim tout sentiment du danger, se jettent indistinctement sur les bœufs et sur les brebis ; de même les barbares, de nouveau pressés par le besoin, après avoir dévoré tout le produit de leurs précédentes rapines, venaient encore tenter les chances de pillage, et quelquefois périssaient sans qu’aucune proie se fût trouvée sur leur chemin.

VI. Tels étaient déjà pour la Gaule les résultats d’une année ouverte sous des auspices si douteux. A la cour de l’empereur, des clameurs furieuses s’élevaient en ce moment contre Arbétion. On l’accusait d’avoir fait pour son usage une commande d’ornements impériaux, comme s’il devait prochainement s’élever au rang suprême. Le comte Vérissime se répandait contre lui en propos sanglants : « Un parvenu, monté de simple soldat au premier grade de l’armée, ne se trouvait pas à son rang, et prétendait à celui de prince ». Mais Arbétion avait encore un ennemi plus acharné dans la personne de Dorus, ex-médecin des scutaires, qui, étant centurion des choses d’art sous Magnence, avait également, comme nous l’avons dit plus haut, accusé Adelphe, préfet de Rome, de viser à une position plus élevée. L’instruction allait donc s’ouvrir, et le succès paraissait assuré à l’accusation, quand une coalition des chambellans, s’il faut en croire l’opinion accréditée, prit fait et cause pour le prévenu. Aussitôt, et ce fut comme un coup de théâtre, les complices supposés voient tomber leurs chaînes, Dorus s’évanouit, Vérissime devient muet ; et tout finit comme lorsque le rideau se ferme sur la scène.

VII. Constance, instruit dans le même temps, par le bruit public, de l’isolement où César avait été laissé dans les murs de Sens, ôta le commandement à Marcel, et le renvoya dans ses foyers. Celui-ci regarda cette destitution comme une injustice, et se mit à intriguer contre Julien, spéculant sur la tendance naturelle de l’empereur à accueillir toute accusation. Julien se défiait de ses calomnies ; et Marcel n’eut pas plutôt quitté l’armée, qu’Euthère, chambellan de César, fut dépêché sur ses pas à la cour, pour se tenir prêt à en combattre l’effet. Marcel, qui ne s’attendait à rien moins qu’à se trouver en face d’un contradicteur, arrive à Milan, faisant grand bruit et grand étalage de menaces. C’était un déclamateur outré et d’une emphase extravagante. Admis devant le conseil, il accuse ouvertement l’insolente présomption de Julien, qui se fabriquait, disait-il, des ailes pour prendre son vol plus haut ; propos qu’il accompagna d’une pantomime appropriée aux paroles. Au moment même où son imagination se donnait ainsi carrière, Euthère demande audience, est introduit, et, obtenant à son tour la parole, fait ressortir toutes les atteintes portées par Marcel à la vérité. Il expose, du ton le plus simple et le moins passionné, comment, malgré l’inaction calculée, disait-on, du chef de la cavalerie, la vigoureuse défense de César avait fait lever le siège de Sens aux barbares. Tant que Julien respirerait, disait-il, Julien serait le plus fidèle sujet de l’empereur ; et il répondait de lui sur sa tête.

Je me trouve amené à donner sur ce même Euthère quelques détails qui pourront bien trouver des incrédules. L’éloge d’un eunuque serait suspect jusque dans la bouche d’un Socrate ou d’un Numa Pompilius, même après serment de ne dire que la vérité. La rose cependant naît au milieu des ronces, et parmi les bêtes féroces il en est parfois qui s’apprivoisent. Je n’hésite donc pas à raconter ce que je sais des hautes qualités d’Euthère.

Il était né en Arménie, d’une famille libre. Enlevé tout jeune encore dans une escarmouche avec les peuples voisins, il fut fait eunuque, vendu à des marchands de notre pays, et, de proche en proche, amené par eux au palais de l’empereur Constantin. En grandissant, Euthère se fit peu à peu remarquer par sa bonne conduite et son intelligence, par une étendue de savoir supérieure à sa condition, une rare pénétration dans les affaires douteuses ou embarrassées, et une mémoire qui tenait du prodige. Il avait, de plus, la passion du bien ; la justice était l’âme de ses conseils. Tel il se montra jeune homme, et tel dans un âge plus avancé près de l’empereur Constant. Si ce dernier n’eût suivi que les inspirations d’Euthère, sa mémoire eût échappé à tous les reproches qu’on lui a faits, ou du moins aux plus graves, Devenu chambellan de Julien, Euthère ne craignait pas de reprendre chez son maître certains traits de légèreté, fruits d’une première éducation faite en Asie. Rendu ensuite au repos, puis rappelé plus tard à la cour, il soutint dans ces situations diverses son caractère de désintéressement et de discrétion inviolable ; ne trahit aucun secret, sinon pour sauver une vie, et jamais ne paya tribut à l’amour de l’argent, qui fut la passion de son époque. Aussi dans sa retraite à Rome, où il a voulu finir ses jours, peut-il aller le front levé, dans la sécurité d’une bonne conscience, et d’une vieillesse honorée et chérie de tous. Bien différent des hommes de cette classe, qui, en général, après s’être enrichis par des moyens indignes, vont chercher quelque coin obscur, comme le hibou fuit la lumière, pour se dérober aux regards des nombreuses victimes de leur rapacité.

Où trouver le pareil d’Euthère parmi les eunuques dont l’histoire a conservé les noms ? Toutes mes recherches n’ont pu le découvrir. Sans doute il s’en est rencontré, quoique bien peu, qui ont laissé le caractère de serviteurs probes et fidèles. Toutefois quelque vice toujours a fait ombre aux belles qualités qu’ils tenaient de l’éducation ou de la nature. Avidité, dureté de cœur, ou malignité instinctive chez ceux-ci ; chez ceux-là bassesse servile envers quelqu’un, insolence tyrannique avec tous les autres. Oui, je l’affirme avec pleine confiance dans le témoignage de mes contemporains : un caractère aussi parfait de tous points est ce queje n’ai lu ni entendu citer d’aucun autre eunuque que d’Euthère. Que si quelque minutieux scrutateur d’anciennes annales venait m’opposer l’exemple de Ménophile, eunuque de Mithridate, roi de Pont, je répondrais que la célébrité de ce personnage n’est due qu’au dernier acte de sa vie. Mithridate, cédant aux Romains et à Pompée, s’était enfui en Colchide, laissant dans la forteresse de Synhore sa fille, nommée Drypetine, malade, et confiée aux soins de Ménophile. Celui-ci ne négligea rien pour la guérir, y réussit, et continuait à veiller sur son dépôt avec une extrême sollicitude. Quand le fort qui leur servait d’asile fut assiégé par Manlius Priscus, lieutenant du général romain, Ménophile vit que la garnison allait se rendre ; et, pour épargner au nom de son maître la souillure des outrages affreux réservés à la noble captive, il la tua de sa main, et se passa ensuite son épée au travers du corps. Mais reprenons le fil des événements.

VIII. Marcel avait été confondu, et confiné à Serdique, sa ville natale. Mais après son départ le même genre d’accusation se propagea dans le camp de Constance, et de prétendus actes de lèse-majesté servirent de prétexte aux plus odieuses persécutions. Avait-on consulté un devin sur le cri d’une souris, sur la rencontre d’une belette, ou sur tel présage de ce genre ; ou seulement, pour charmer quelque douleur physique, avait-on (ce qui est reçu en médecine) fait réciter certaines paroles par une vieille femme, on était aussitôt accusé, traduit en justice et mis à mort, sans savoir d’où partait le coup.

Vers ce temps-là un nommé Danus avait été dénoncé pour quelque fait insignifiant par sa femme, qui ne voulait que lui faire peur. Cet homme, on ne sait comment, s’était fait un ennemi de Rufin, qui par son zèle, qu’aucun scrupule n’arrêtait, s’était élevé au rang de chef des appariteurs de la préfecture du prétoire. C’est ce même Rufin qui s’était emparé, ainsi qu’on l’a vu plus haut, du rapport de l’agent du fisc Gaudence pour perdre Africanus, consulaire de Pannonie, et avec lui tous ceux qui avaient pris part à son banquet. Rufin était beau parleur, et cette femme avait la tête faible ; il sut l’entraîner d’abord avec lui dans un commerce adultère, puis dans une démarche plus criminelle encore : ce fut d’intenter à son innocent mari une accusation de lèse-majesté, qui n’était qu’un tissu d’impostures. Elle prétendait qu’il avait dérobé au tombeau de Dioclétien, et mis en lieu secret, un voile de pourpre, et qu’il s’était fait aider dans ce vol par plusieurs complices. Il y avait de quoi faire tomber plus d’une tête. Rufin courut vite au camp de l’empereur exploiter avec son art accoutumé une calomnie dont il comptait se faire un titre à la faveur.

Aussitôt l’ordre est donné à Mavortius, préfet du prétoire, caractère d’une rare fermeté, d’instruire sur cette déposition ; et on lui adjoignit pour les interrogatoires Ursule, grand trésorier, d’une intégrité également reconnue. On procéda dans toute la rigueur arbitraire des formes du temps. Mais après plusieurs essais de la torture, qui n’amenèrent aucun résultat, le doute commençait à entrer dans l’esprit des juges, quand la vérité comprimée tout à coup se fit jour. L’épouse accusatrice, poussée à bout, dénonça Rufin comme l’artisan de toute cette infâme machination, sans même déguiser la turpitude de ses relations avec lui. Une sentence capitale est aussitôt prononcée contre tous deux, par une juste application de la loi, et comme l’exigeait la vindicte publique. Constance frémit à cette nouvelle, et, comme si on lui eût ôté par cet arrêt la sauvegarde de sa propre vie, il dépêcha en toute hâte des cavaliers à Ursule, avec l’ordre formel à ce dernier de revenir aussitôt. On lui conseillait de n’en rien faire. Mais lui, sans se laisser intimider, va droit à la cour, et là devant le conseil expose avec calme et présence d’esprit les faits tels qu’ils s’étaient passés. Son attitude intrépide imposa silence aux flatteurs, et le tira, ainsi que son collègue, du plus grand des dangers.

Il se passa vers la même époque, en Aquitaine, une scène qui eut du retentissement ailleurs. Un fureteur d’accusations assistait à un dîner servi avec la profusion et la recherche qu’on y apporte d’ordinaire en ce pays. Cet homme avise deux couvertures de lits de table que les domestiques avaient disposées avec assez d’adresse pour que les larges bandes de pourpre dont chacune était bordée parussent se confondre en une seule. La nappe était formée de pièces d’étoffe semblables. Il en prend une de chaque main, et les ajuste de façon à figurer le devant d’une chlamyde impériale. Ce fut assez pour faire intenter au maître du logis un procès criminel, où s’engloutit son riche patrimoine. Un autre exemple de cette fureur d’interprétation fut donné par un agent du fisc en Espagne. Il se trouvait aussi invité d’un festin ; et lorsqu’à la chute du jour les gens de service poussèrent l’exclamation d’usage : Triomphons ! en apportant les lumières, cet homme s’empara de ce mot, qui est de cérémonial, pour lui donner une signification criminelle ; et il s’ensuivit la ruine d’une illustre maison.

Le mal se propageait de plus en plus par l’excessive pusillanimité du prince, qui voyait partout des attentats contre sa personne. On peut le comparer à ce Denys, tyran de Sicile, qui, tourmenté des mêmes frayeurs, voulut que ses propres filles apprissent à manier le rasoir, afin de n’avoir plus à se confier pour ce service à des mains étrangères ; et qui fit entourer la petite maison où il passait la nuit d’un large fossé sur lequel était jeté un pont composé de pièces de rapport, dont chaque soir il enlevait les ais et les chevilles, pour le remonter au lever du soleil. Les courtisans de Constance travaillaient à qui mieux mieux à alimenter ce foyer de malheur public, dans la vue de s’approprier les dépouilles des condamnés, et pour avoir l’occasion de s’agrandir aux dépens d’un voisin. Il est trop certain que Constantin le premier donna l’éveil à l’avidité de son entourage ; mais on peut dire que Constance gorgea le sien de la substance des provinces. Sous son règne une soif ardente de s’enrichir, au mépris de toute justice et de toute honnêteté, s’empara des principaux personnages de tous les ordres. De ce nombre sont Rufin, préfet du prétoire, dans la magistrature civile ; Arbétion, général de la cavalerie ; Eusèbe, grand chambellan, … questeur, parmi les militaires ; et, parmi les fonctionnaires municipaux, les Anicius, famille où une sorte d’émulation de rapacité se transmet avec le sang, et qu’une progression continue de richesse a toujours été impuissante à assouvir.

IX. Cependant les Perses continuaient à remuer en Orient, mais sans faire des courses au loin comme précédemment, et bornant leurs entreprises à enlever quelques prisonniers ou quelques troupeaux. Ces déprédations réussissaient quelquefois par surprise ; parfois aussi, nous trouvant en force, l’ennemi voyait sa proie lui échapper. Souvent son espoir de butin était frustré par la précaution qu’on avait prise de ne rien laisser sous sa main. J’ai déjà parlé de Musonien, préfet du prétoire, comme d’un esprit distingué avec un caractère vénal, et que la perspective du gain écartait facilement du devoir. Musonien entretenait chez les Perses de subtils émissaires, et par eux cherchait à pénétrer les intentions de l’ennemi. Il s’entendait aussi, dans ce dessein, avec Cassien, duc de Mésopotamie, vieux soldat éprouvé par les fatigues et les hasards de plus d’une campagne. Sapor, d’après les rapports uniformes de leurs agents, se trouvait alors occupé sur l’autre frontière de ses États, contenant avec peine, et non sans de grandes pertes, les belliqueuses nations qu’il avait en tête. Quand ils eurent certitude sur ce point, ils ouvrirent secrètement des communications, par l’entremise de soldats obscurs, avec Tamsapor, qui commandait les forces des Perses de notre côté, et l’engagèrent à donner à son maître, dans ses lettres, le conseil de traiter de la paix, à la première occasion, avec l’empereur romain. C’était assurer à la fois ses flancs et ses derrières, et il se trouverait libre de reporter avec sécurité toutes ses forces sur le point où les hostilités étaient le plus vives. Tamsapor s’empressa d’accepter de telles ouvertures, et il écrivit à Sapor que Constance, ayant ailleurs sur les bras une guerre des plus acharnées, lui demandait avec instance la paix. Mais un temps assez long s’écoula avant que sa lettre n’arrivàt au roi son maître, qui avait pris ses quartiers d’hiver dans le pays des Chioniles et des Eusènes.

X. Durant ces transactions diverses de la politique en Orient et dans les Gaules, Constance, comme s’il eût fermé le temple de Janus, et abattu sous ses coups tous les ennemis de l’empire, conçut tout à coup le désir de visiter Rome, et d’y triompher à l’occasion de cette victoire sur Magnence, achetée au prix de l’affaiblissement de la patrie et de l’effusion du sang romain. Ce n’est pas qu’il eût jamais en personne, ou par la valeur de ses généraux, vaincu complètement une seule des nations qui lui avaient fait la guerre, ou ajouté à l’empire la moindre conquête ; ni qu’on l’eût jamais vu le premier, ou parmi les premiers, aux moments de péril. Il cédait seulement à la fantaisie d’étaler, dans une pompe inusitée, l’or de ses étendards et l’appareil frappant de ses milices d’élite aux yeux déshabitués de ce peuple ; qui n’espérait ni ne désirait revoir de pareils spectacles. Il ignorait peut-être que les princes d’autrefois s’étaient contentés en temps de paix d’un cortège de licteurs ; mais qu’en temps de guerre, et dans telle circonstance où il fallait payer de sa personne, l’un avait bravé, sur une frêle barque de pécheurs, toute la furie des vents déchaînés ; un autre avait, à l’exemple de Décius, fait un noble sacrifice de sa vie ; qu’un troisième n’avait pas craint d’aller lui-même, suivi seulement de quelques soldats, explorer un camp ennemi ; et qu’il n’en est pas un, en un mot, qui, par quelque effort digne de remarque, n’ait recommandé son nom au souvenir de la postérité.

Je passe sous silence l’énorme prodigalité des préparatifs. Ce fut donc sous la seconde préfecture d’Orfite que Constance, dans toute la vanité de sa gloire, traversa Ocricule[17] avec un cortège formidable, composé comme une armée ; objet de stupeur pour tous ceux qui le virent, et dont nul ne pouvait détacher les yeux. Quand il approcha de la ville, le sénat vint lui rendre ses devoirs. Promenant un œil de satisfaction sur ces vénérables rejetons de l’antique souche patricienne, il lui sembla, non pas comme à Cinéas, l’envoyé du roi Pyrrhus, voir devant lui une assemblée de rois, mais plutôt le conseil du monde entier. Ses regards se reportant sur les flots du peuple, il ne pouvait revenir de son étonnement au spectacle de cet universel rendez-vous du genre humain. Lui cependant, précédé de bataillons nombreux aux enseignes déployées, comme s’il se fût agi de terrifier ou le Rhin ou l’Euphrate, s’avançait seul sur un char d’or, où resplendissaient à l’envi les pierres les plus précieuses. Tout autour on voyait flotter les dragons attachés à des hampes incrustées de pierreries, et dont la pourpre, gonflée par l’air qui s’engouffrait dans leurs gueules béantes, rendait un bruit assez semblable aux sifflements de colère du monstre, tandis que leurs longues queues se déroulaient au gré du vent. Des deux côtés du char paraissait une file de soldats, le bouclier au bras, le casque en tête, la cuirasse sur la poitrine ; armes étincelantes, dont les reflets éblouissaient les yeux. Venaient ensuite des détachements de cataphractes ou clibanares, comme les appellent les Perses ; cavaliers armés de pied en cap, que l’on eût pris pour autant de bronzes équestres sortis de l’atelier de Praxitèle. Les parties de l’armure de ces guerriers correspondant à chaque jointure, à chaque articulation du tronc ou des membres, étaient composées d’un tissu de mailles d’acier si déliées et si flexibles, que toute l’enveloppe de métal adhérait exactement au corps sans gêner aucun de ses mouvements. Un tonnerre d’acclamations fit alors répéter le nom d’Auguste à l’écho des monts et des rivages. Constance en fut un instant troublé, sans quitter toutefois cette attitude immobile qu’il avait constamment montrée aux provinces. Se baissant, tout petit qu’il était, pour passer sous les portes les plus hautes, il portait. toujours le regard devant lui, ne tournant non plus la tête ni les yeux que si son col eût été contenu entre des éclisses. On eût dit une statue. Nul ne le vit faire un seul mouvement de corps aux cahots de son char, ni se moucher, ni cracher, ni remuer un doigt. C’était une affectation sans doute ; mais elle dénotait chez lui, en ce qui touche à la commodité personnelle, une abnégation bien peu commune, ou plutôt qui n’appartenait qu’à lui. J’ai, je crois, dit en son lieu qu’il s’était, depuis son avènement, imposé comme loi de ne faire monter personne avec lui dans sa voiture, et de ne souffrir aucun homme privé, comme son collègue au consulat ; condescendance de la grandeur assez commune chez d’autres têtes couronnées, mais où sa vanité ombrageuse ne voyait qu’une dérogation.

Enfin le voilà dans cette Rome, sanctuaire du courage et de la grandeur. Arrivé au Forum, et contemplant du haut de la tribune ce majestueux foyer de l’antique domination romaine, il reste un moment frappé de stupeur. Ses yeux, de quelque côté qu’ils se tournent, sont éblouis d’une continuité de prodiges. Après une allocution à la noblesse dans la salle du sénat, et une autre adressée au peuple du haut de son tribunal, il se rend au palais au milieu d’acclamations réitérées, et savoure enfin dans sa plénitude le bonheur objet de tous ses vœux. En présidant les jeux équestres, il prit grand plaisir aux saillies du peuple, qui sut s’interdire les écarts sans renoncer à ses habitudes de liberté. Le prince lui-même observait un juste milieu entre la roideur et l’oubli de son rang. Il n’imposa pas, comme il faisait ailleurs, sa volonté pour limite aux plaisirs de la multitude, laissant, selon l’usage ordinaire, dépendre des circonstances du spectacle la durée de la représentation.

Il parcourut tous les quartiers construits de plain-pied ou sur les flancs des sept montagnes, sans oublier même les faubourgs, croyant toujours n’avoir rien à voir au-dessus du dernier objet qui frappait ses yeux. Ici c’était le temple de Jupiter Tarpéien, qui lui parut l’emporter sur le reste autant que les choses divines l’emportent sur les choses humaines ; là les thermes, comparables pour l’étendue à des provinces ; plus loin la masse orgueilleuse de cet amphithéâtre dont la pierre de Tibur a fourni les matériaux, et dont la vue se fatigue à mesurer la hauteur ; puis la voûte si hardie du Panthéon et sa vaste circonférence ; puis ces piles gigantesques, accessibles jusqu’au faîte par des degrés, et que surmontent les effigies des princes ; et le temple de la déesse Rome, et la place de la Paix, et le théâtre de Pompée, et l’Odéon, et le Stade, et tant d’autres merveilles qui font l’ornement de ta ville éternelle.

Mais quand il fut parvenu au forum de Trajan, construction unique dans l’univers, et digne, suivant nous, de l’admiration des dieux même, il s’arrêta interdit, cherchant par la pensée à mesurer ces proportions colossales, qui bravent toute description et qu’aucun effort humain ne saurait reproduire. Convenant de son impuissance à rien créer de pareil, il dit qu’il voulait du moins élever un cheval à l’imitation de celui de la statue équestre de Trajan, placée au point central de l’édifice, et qu’il en tenterait l’entreprise. Près de lui se trouvait en ce moment le royal émigré Hormisdas, dont l’évasion de Perse a été racontée plus haut. Il répondit à l’empereur, avec toute la finesse de sa nation : « Commencez, sire, par bâtir l’écurie sur ce modèle, afin que votre cheval soit aussi commodément logé que celui que nous voyons ici. » On demandait à ce même Hormisdas ce qu’il pensait de Rome : « Ce qui m’en plaît, dit-il, c’est qu’on meurt ici comme ailleurs. »

Au milieu de la stupéfaction dont le frappait cette réunion de prodiges, l’empereur se récriait contre l’insuffisance ou l’injustice des rapports de la renommée, si justement suspecte d’exagération en toute autre circonstance, et si fort au-dessous de la réalité dans tout ce qu’elle avait publié de Rome. Après une longue délibération sur la question de savoir ce qu’il pourrait faire pour ajouter aux magnificences de la ville, il s’arrêta à l’érection d’un obélisque dans le grand cirque. D’où provenait ce monument, et quelle en était la forme ? c’est ce que j’expliquerai en son lieu.

Pendant ce temps des pratiques odieuses étaient secrètement employées par l’impératrice Eusébie contre Hélène, sœur de Constance et femme de Julien, qu’elle avait, sous un semblant d’affection, amenée à Rome avec elle. Frappée de stérilité elle-même, elle sut se procurer et faire prendre à sa belle-sœur, par surprise, un breuvage destiné à faire avorter celle-ci chaque fois qu’elle deviendrait enceinte. Déjà un enfant mâle, dont Hélène était accouchée dans les Gaules, avait péri par la complicité d’une sage-femme gagnée, qui opéra de trop près la section de l’ombilic tant on attachait d’importance à empêcher qu’un grand homme ne laissât de postérité !

L’empereur ne songeait qu’à prolonger son séjour dans la plus auguste des résidences, dont il goûtait avec délices les plaisirs et le repos, quand ses loisirs furent troublés par des dépêches trop certaines, qui lui annoncèrent coup sur coup que la Rhétie était ravagée par les Suaves, la Valérie par les Quades, et que les Sarmates, les plus insignes brigands de la terre, faisaient des incursions dans la Moesie supérieure et la basse Pannonie. Alarmé de ces nouvelles, il quitta Rome le 4 des kalendes de juin, un mois après son entrée, et se rendit en diligence en Illyrie, en passant par Tridentum[18]. De là il envoya Sévère, officier d’une expérience consommée, tenir dans les Gaules la place de Marcel, et rappela près de lui Ursicin, qui répondit à cet ordre avec empressement, et vint aussitôt le joindre à Sirmium avec les associés de sa précédente mission. On y tint longtemps conseil touchant les chances de la paix proposée par Musonien avec les Perses, et Ursicin fut envoyé en Orient avec son grade. On donna aux plus anciens d’entre nous des commandements dans l’armée. Les plus jeunes, et j’étais du nombre, eurent ordre de suivre Ursicin, et de lui obéir en tout pour le service de l’État.

XI. César, consul pour la seconde fois avec Constance, qui l’était pour là neuvième, après un hiver passé à Sens, où les menaçantes démonstrations des Allemands le tinrent perpétuellement sur le qui-vive, rentra en campagne sous les plus heureux auspices, et se dirigea rapidement sur Reims. Son cœur s’épanouissait à l’idée de n’avoir plus d’opposition ni de susceptibilités à craindre de la part d’un lieutenant aussi rompu que l’était Sévère à l’obéissance des camps, et dont il était certain de se faire suivre en toute circonstance avec la docile promptitude du soldat le mieux discipliné. D’un autre côté, par l’ordre de l’empereur, un renfort de vingt-cinq mille hommes lui était arrivé d’Italie à Rauraque[19], sous le commandement de Barbation, qui était parvenu à la maîtrise de l’infanterie depuis la mort de Silvain. C’était l’exécution du plan, mûrement concerté à l’avance, de rétrécir insensiblement le cercle des dévastations par la marche simultanée de deux divisions romaines parties de deux points opposés, afin de prendre les barbares comme entre des tenailles, et d’en finir avec eux d’un seul coup.

Tandis que cette manœuvre s’opérait avec tout ce qu’on pouvait y mettre de promptitude et d’ensemble, les Lètes indépendants, toujours prompts à saisir les occasions de piller, dérobent une marche aux deux camps, et tombent à l’improviste sur Lyon, qu’ils auraient saccagé et brûlé dans ce coup de main si l’on n’eût à temps fermé les portes, mais dont ils ravagèrent tous les environs. César, à la nouvelle de ce contre-temps, fit occuper en toute hàte par de forts détachements de cavalerie trois routes par où devait nécessairement s’effectuer le retour de ces pillards. Il avait bien pris ses mesures ; car tout ce qui s’engagea dans l’une de ces voies y laissa la vie avec son butin, qui fut repris encore intact. Il n’y eut d’épargné qu’une colonne qui longea dans sa fuite le camp de Barbation, et que celui-ci laissa tranquillement défiler sous ses retranchements mêmes. Le salut de ce parti était l’effet d’un contre-ordre donné par Cella, tribun des scutaires, aux tribuns Bainobaude et Valentinien, dont le dernier fut dans la suite empereur ; contre-ordre par suite duquel ils durent abandonner tous deux les postes d’observation oü ils étaient placés. Ce ne fut pas tout. Le lâche Barbation, détracteur obstiné de la gloire de Julien, dans la conscience du tort qu’il venait de faire à l’État (car c’était de lui-même qu’émanait le contre-ordre, ainsi que l’a depuis confessé Cella quand on lui reprochait sa trahison), Barbation, disons-nous, s’empressa de faire tenir à Constance un rapport mensonger, où il prétendit que les deux tribuns étaient venus, sous prétexte d’un service commandé, chercher à débaucher ses soldats. Il n’en fallut pas davantage pour les faire destituer et renvoyer chez eux l’un et l’autre.

Cependant l’approche des deux armées avait jeté l’effroi dans la population barbare établie sur la rive gauche du Rhin. Une partie essaya, par d’immenses abatis d’arbres, d’intercepter toutes les routes sur les points les plus montueux et les plus difficiles. Le reste, réfugié dans les îles nombreuses dont le cours du fleuve est parsemé, hurlait contre César et contre nos troupes les plus sinistres malédictions. Julien, irrité, voulut se saisir de quelques-uns de ces misérables, et fit, à cet effet, demander à Barbation sept barques, sur un certain nombre qu’il avait réuni pour la destination éventuelle d’un pont de bateaux sur le Rhin. Mais celui-ci, qui ne voulait être à Julien d’aucun secours, aima mieux les faire brûler toutes. A la fin, des coureurs ennemis tombés au pouvoir de Julien lui indiquèrent un point du fleuve que la sécheresse avait rendu guéable. Il réunit aussitôt les vélites auxiliaires, et, après quelques mots d’exhortation, les envoie sous la conduite de Bainobaude, tribun des Cornutes, tenter un fait d’armes mémorable. Ceux-ci, partie marchant dans l’eau, partie s’aidant de leurs boucliers en guise d’esquifs, quand ils cessaient de trouver pied, abordèrent à l’île la plus voisine, et y massacrèrent tout, sans distinction de sexe ni d’âge. Là, trouvant des barques sans maîtres, ils s’y entassent au risque de les faire chavirer, et parcourent ainsi le plus grand nombre de ces retraites. Quand ils furent las de tuer, ils s’en retournèrent tous sains et saufs, et chargés d’unbutin considérable, dont ils durent cependant abandonner au fleuve une partie. La population germaine des autres îles, ne s’y croyant plus en sûreté, gagna l’autre rive, emmenant avec soi femmes, enfants, et jusqu’aux provisions.

Julien s’occupa ensuite à relever le fort des Trois Tavernes[20], que l’opiniâtreté des barbares avait fini par emporter et par détruire, et dont le rétablissement allait imposer un frein à leurs continuelles incursions dans les Gaules. Il mit à terminer les ouvrages moins de temps qu’il n’espérait lui-même, et laissa à la garnison des vivres pour un an. A cet effet, il fallut faire main basse sur le grain semé par l’ennemi, non sans crainte de l’avoir sur les bras durant l’opération. Cette récolte fournit en outre à Julien le moyen d’approvisionner sa troupe pour vingt jours. Le soldat gagnait ainsi ses rations à la pointe de l’épée ; et sa satisfaction en était d’autant plus vive, qu’il venait d’être frustré d’un convoi qui lui était destiné. Barbation, qui avait rencontré ce convoi en route, en avait d’autorité pris tout ce qui était à sa convenance, faisant brûler le reste en un monceau. Était-ce chez lui bravade ou démence ? De pareils actes, trop souvent répétés, s’autorisaient-ils secrètement des ordres du prince ? Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que, suivant une opinion très accréditée, le choix de Julien pour César avait été fait, non dans l’intérêt de la délivrance des Gaules, mais dans la vue de le perdre lui-même. C’était dans cette pensée qu’on avait mis aux prises avec les dangers de cette guerre cruelle l’inexpérience présumée d’un jeune homme que l’on jugeait incapable d’en supporter même le bruit.

Tandis que Julien se fortifie avec activité dans cette position, qu’une partie de l’armée pousse en avant des postes retranchés, et que l’autre s’occupe à ramasser du grain, tout en se tenant en garde contre les surprises, une nuée de barbares, prévenant à force de célérité le bruit de sa marche, vint fondre sur le corps de Barbation, qui continuait, ainsi qu’on l’a vu, d’opérer séparément de l’armée des Gaules, le mène battant jusqu’à Rauraque, et le refoule même aussi loin qu’elle put par delà, lui enlevant en grande partie bagages, bâtes de somme et gens de service. Après quoi la bande rejoignit le gros des siens ; et Barbation, comme s’il eût fait la campagne la plus heureuse, distribua tranquillement ses ; troupes dans les cantonnements, et revint à la cour préparer comme à l’ordinaire quelque accusation contre Julien.

XII. On sut bientôt l’affront que venaient d’essuyer, nos armes. Les rois allemands Chnodomaire et Vestralpe opérèrent une jonction de leurs forces, auxquelles se réunirent successivement Urius, Ursicin, Sérapion, Suomaire et Hortaire ; et les confédérés allèrent camper près d’Argentoratum[21], se flattant de l’idée que Julien s’était replié dans la crainte d’un désastre complet, tandis qu’en réalité il continuait à s’occuper des fortifications des Trois Tavernes[22]. Ils devaient surtout cette confiance au rapport d’un scutaire que la crainte de quelque châtiment avait fait déserter peu après l’échec essuyé par Barbation, et qui leur dit que Julien n’avait pas avec lui plus de treize mille hommes. C’était avec ce nombre en effet que César avait d’abord fait tête au déchaînement universel de la rage des barbares. Le transfuge répéta son assertion avec une assurance qui mit le comble à leur audace. Ils dépêchèrent vers Julien une députation pour lui intimer, du ton le plus impérieux, l’injonction de quitter un pays qui leur appartenait, disaient-ils, par le droit de la valeur et la fortune de leurs armes. Celui-ci, qu’on n’effrayait pas aisément, reçut sans émotion un tel message ; mais, tout en se moquant de la jactance des barbares, il signifia aux envoyés qu’il les retenait près de lui jusqu’à l’achèvement des travaux, et garda tranquillement sa position.

Parmi les confédérés le roi Chnodomaire se donnait un mouvement incroyable, allant, venant, se multipliant, toujours le premier quand il s’agissait d’un coup de main, et plein de cette confiance que donne l’habitude du succès. Il avait effectivement battu le César Décence à forces égales, détruit ou dévasté nombre de villes opulentes, et promené à son gré le ravage dans la Gaule sans défense. Il venait encore (ce qui n’accrut pas peu sa présomption) de chasser devant lui un général romain avec un corps nombreux de troupes d’élite ; car les Allemands avaient reconnu aux insignes des boucliers que ceux qui venaient de lâcher pied devant quelques-uns de leurs coureurs étaient les mêmes soldats qui avaient battu et dispersé leurs forces en tant de rencontres. Tout cela ne laissait pas de faire impression sur César, qui se voyait avec inquiétude réduit, par la défection de son associé, à engager une poignée de braves gens contre des populations entières.

La trompette sonna aux premières lueurs du jour, et l’infanterie se mit en marche d’un pas mesuré, flanquée sur les deux ailes par la cavalerie, qui était elle-même renforcée des deux redoutables corps des cataphractes et des archers à cheval. L’armée avait encore quatorze lieues ou vingt-un milles à franchir, de son point de départ au camp des barbares, quand Julien, dans sa prudente sollicitude, rappela tous ses avant-postes, donna le commandement de halte, et, se plaçant au centre de l’armée distribuée en sections formant le coin et qui rayonnaient autour de sa personne, avec cette élocution paisible qui lui était naturelle, leur adressa ce discours :

« Mes chers compagnons, vous avez le sentiment de votre force, et cette noble confiance qu’il inspire ; mais le chef qui vous parle n’est pas non plus suspect de manquer de cœur. Il peut être cru quand, au nom du salut commun, Il vient vous dire (ce peu de mots d’ailleurs vont vous le démontrer) qu’il faut, dans les épreuves de patience ou de courage qui nous attendent, écouter les conseils de la circonspection et de la prudence, et non ceux de la précipitation et d’une ardeur inconsidérée. Les hommes d’action, fiers et intrépides quand le péril est là, ont bonne grâce à se montrer à propos réfléchis et dociles. Voici l’avis que je vous soumets et que je vous conjure d’adopter, si vous pouvez prendre à ce point sur la juste indignation qui vous anime. Il est près de midi : nous allons, déjà fatigués par la marche, entrer dans des défilés tortueux et obscurs ; la lune sur son déclin nous menace d’une nuit ians lumière ; il ne faut pas s’attendre à trouver une goutte d’eau sur ce sol brûlé par la sécheresse. — Nous triompherons, je le veux, de tous ces obstacles ; mais où en serons nous quand. nous allons avoir par milliers sur les bras l’ennemi, reposé, repu, rafraîchi ? De quel air soutiendrons-nous son choc, nous, épuisés par la fatigue, par la faim, par la soif ? D’une seule disposition dépend quelquefois le succès dans les circonstances les plus critiques. Un bon avis, pris en bonne part, est une de ces voies que nous ouvre la Providence pour sortir des positions les plus désespérées. Croyez-moi, campons ici, sous la protection d’un fossé et d’une palissade ; passons cette nuit nous reposant et veillant tour à tour ; et demain au lever du soleil, restaurés par le sommeil et par la nourriture, nous déploierons de nouveau, avec l’aide de Dieu, nos aigles et nos enseignes victorieuses ».

On ne le laissa pas achever. Le soldat, témoignant de son impatience par des grincements de dents, et le fracas de toutes les piques heurtant contre les boucliers, voulait immédiatement être mené à l’ennemi, qui déjà se trouvait en vue. Tous comptaient sur le ciel, sur eux-mêmes, et sur la fortune et la valeur éprouvées de leur général. Et en effet, comme le prouva la suite, ils semblaient, tant qu’il fut à leur tête, inspirés par le génie même des combats. Ce qui augmentait l’entraînement, c’est que les chefs le partagèrent ; et Florence, préfet du prétoire, plus décidément que tous les autres. « Il était d’une bonne politique, disait-il, d’en venir aux mains coûte que coûte, pendant que les barbares étaient réunis. On aurait trop à faire, une fois la confédération dissoute, avec cette fièvre de séditions si habituelle au soldat, qui cette fois aurait le prétexte spécieux de s’être vu enlever la victoire. » Un double souvenir mettait le comble à la confiance de l’armée. Les Romains, l’année précédente, avaient franchi la barrière du Rhin, et fait des courses sur la rive droite, sans qu’un seul ennemi se fût montré pour défendre le sol de son pays. Les barbares s’étaient contentés d’entraver les rentes par des abatis d’arbres ; puis, s’enfonçant dans les terres, avaient passé l’hiver misérablement sans abri contre un ciel rigoureux. Une autre fois, l’empereur en personne avait occupé leur territoire sans qu’ils eussent osé résister ni paraître, et ce n’est pour implorer la paix en suppliant. Mais on ne voulait pas voir que les circonstances avaient bien changé. Les Allemands, dans la première occurrence, étaient pressés de trois côtés à la fois : par l’empereur, qui menaçait la Rhétie ; par César, qui leur fermait absolument l’entrée des Gaules ; enfin par des nations limitrophes, qui s’étaient déclarées contre eux et les prenaient à dos. La paix une fois conclue avec l’empereur, celui-ci avait retiré son armée ; ils avait alors accordé leurs différends avec leurs voisins, qui s’étaient joints à eux pour agir de concert ; et, tout récemment encore, la fuite honteuse d’un général romain venait d’ajouter à leur fierté naturelle. Un événement étranger aggravait d’ailleurs notre position. Les rois Gundomade et Vadomaire, liés par le traité qu’ils avaient obtenu de Constance l’année précédente, n’avaient osé jusque-là prendre part au mouvement, ni écouter aucune proposition à cet égard. Mais voilà Gundomade, le meilleur des deux et le plus sûr dans ses engagements, qui périt victime d’une trahison ; tout son peuple aussitôt se réunit à la ligue ; et Vadomaire (c’est du moins ce qu’il affirma) ne put empêcher le sien de prendre également parti pour nos adversaires.

Aux premiers rangs comme aux derniers, l’armée se montrait donc unanime sur l’opportunité de marcher immédiatement à l’ennemi, autant que disposée à se raidir contre l’ordre contraire. Alors un porte-étendard s’écria soudain : « En avant, César, ô le plus heureux de tous les hommes ! La fortune elle-même guide tes pas. Nous comprenons seulement depuis que tu nous commandes ce que peut la valeur unie à l’habileté. Montre-nous le chemin du succès en brave qui devance les enseignes ; et nous te montrerons, nous, ce que vaut le soldat sous l’œil d’un chef vaillant, qui juge par lui-même du mérite de chacun. »

A ces mots, sans accepter de relâche, l’armée s’ébranle de nouveau, et parvient au pied d’une colline en pente douce, couverte de blés déjà mûrs, et située à peu de distance de la rive du Rhin. Trois cavaliers ennemis étaient en observation au sommet, et coururent à toute bride annoncer aux leurs notre approche. Mais une quatrième vedette qui était à pied, et ne put suivre les autres, fut gagnée de vitesse par nos soldats, et nous apprîmes d’elle que l’armée germaine avait employé trois jours et autant de nuits à passer le Rhin. Nos chefs pouvaient déjà voir l’ennemi former ses colonnes d’attaque. On commande halte ; et aussitôt les antépilaires, les hastaires et leurs serre-files se mettent en ligne et restent fixes, présentant un front de bataille aussi solide qu’un mur. Même immobilité dans les rangs ennemis, qui veulent imiter notre réserve. Voyant toute notre cavalerie placée à l’aile droite, ils lui opposèrent à leur gauche, et par masses serrées, l’élite de leurs cavaliers, dans les rangs desquels, par une tactique très bien entendue, et dont lis devaient l’idée au transfuge déjà mentionné, ils jetèrent çà et là des fantassins agiles, et armés à la légère. Ils avaient remarqué en effet que les rênes et le bouclier ne laissant à leurs gens de cheval qu’une main libre pour lancer le javelot, le plus exercé, dans un combat corps à corps avec un de nos « clibanares », ne faisait que s’escrimer en pure perte contre le guerrier complétement abrité sous son armure de fer ; mais qu’un fantassin pouvait, inaperçu dans la chaleur du conflit, et quand on ne songe qu’à ce qu’on a devant soi, se glisser sous les flancs du cheval, l’éventrer, et démonter ainsi l’ennemi invulnérable, dont alors on avait bon marché. Non contents de cette disposition, ils nous ménageaient à leur droite un autre genre de surprise.

Cette belliqueuse et féroce armée avait pour chefs suprêmes Chnodomaire et Sérapion, les plus puissants entre tous les rois confédérés. A l’aile gauche, où, suivant l’attente des barbares, la mêlée devait être plus furieuse, se montrait le funeste promoteur de cette levée de boucliers, Chnodomaire, le front ceint d’un bandeau couleur de flamme, et montant un cheval couvert d’écume. Amoureux du danger, plein de confiance en sa force prodigieuse, il s’appuyait fièrement sur un javelot de dimensions formidables, et frappait de loin les yeux par l’éclat de ses armes. Dès longtemps il avait établi sa supériorité comme brave soldat et comme chef habile. Sérapion commandait l’aile droite. Il entrait à peine dans la fleur de l’âge, mais la capacité chez lui avait devancé les années. C’était le fils de ce Médérich, frère de Chnodomaire, dont la vie entière n’avait été qu’un tissu de perfidies. Médérich, qui avait fait comme otage un long séjour dans les Gaules, s’y était initié à quelques-uns des mystères religieux des Grecs. C’est à cette circonstance qu’était dû le changement de nom d’Agénarich, son fils, en celui de Sérapion. Venaient en seconde ligne cinq rois inférieurs en puissance, dix fils ou parents de rois, et, derrière ceux-ci, une longue série de noms imposants chez les barbares. La force de cette armée était de trente-cinq mille combattants, tirés de diverses nations. Une partie était soldée, et le reste servait, en vertu de traités d’assistance réciproque.

Le terrible signal des trompettes avait résonné, lorsque Sévère, qui conduisait notre aile gauche, aperçut devant lui, à peu de distance, des tranchées remplies de gens armés qui devaient, se levant tout à coup, porter le trouble dans ses rangs. Sans s’émouvoir, il suspend toutefois sa marche, ne sachant à quel nombre il avait affaire ; craignant d’avancer, et ne voulant pas reculer. César voit de l’hésitation sur ce point ; il y vole avec une réserve de deux cents cavaliers qu’il gardait autour de sa personne, prêt à se porter où sa présence était le plus nécessaire, et toujours plus animé quand le péril était plus grand. D’une course rapide il parcourt le front de l’infanterie, distribuant partout les encouragements. Comme l’étendue des lignes et leur profondeur s’opposait à toute allocution générale, et qu’il ne se souciait point d’éveiller les jalousies du pouvoir en s’arrogeant ce qu’il regardait lui-même comme la prérogative du chef de l’État, il se contenta de voltiger çà et là, se garantissant comme il poudes traits de l’ennemi ; et jetant à chacun, connu ou non connu, quelques mots énergiques. Il les exhortait tous à faire leur devoir. Eh bien ! mes amis, disait-il aux uns, voici enfin une bataille en règle. C’est le moment qu’appelaient vos vœux et les miens, et que votre impatience devançait toujours. S’adressant ensuite aux derniers rangs : « Camarades, il est venu le jour tant désiré qui nous appelle tous à effacer les taches imprimées au nom romain, et à lui rendre son ancien lustre. Voyez, les barbares viennent ici chercher un désastre ; une aveugle fureur les pousse à s’offrir eux-mêmes à vos coups ». Aux guerriers qu’une longue habitude rendait aptes à juger des manœuvres, il disait, tout en rectifiant quelque disposition — « Allons, braves soldats, réparons par de nobles efforts les affronts qu’ont essuyés nos armées. C’est dans cet espoir que, malgré mes répugnances, j’acceptai le titre de César ». A ceux qui demandaient étourdiment le signal, et dont la pétulance menaçait d’enfreindre les commandements et de causer du désordre : « Gardez-vous, disait-il, gardes-vous, quand l’ennemi tournera le dos, de trop vous acharner sur les fuyards ; ce serait compromettre l’honneur de votre succès. Que nul aussi ne céde le terrain qu’à la dernière extrémité ; car, aux lâches, point d’assistance de ma part. Mais je serai là pour seconder la poursuite, pourvu qu’elle se fasse sans emportement inconsidéré. »

Parlant ainsi à chacun son langage, il fait avancer la plus grande partie de ses forces contre la première ligne des barbares. Ce fut alors parmi l’infanterie allemande, contre les chefs qui étaient montés, un frémissement d’indignation qui bientôt éclata en vociférations effroyables. Il fallait, disait-on, qu’ils combattissent à pied comme les autres, et que nul ne pût se ménager, en cas de fuite, un moyen de sauver sa personne, en abandonnant le reste à son sort. Cette manifestation fit quitter à Chnodomaire son cheval, et son exemple fut aussitôt suivi. Pas un ne mettait en doute que la victoire ne dût se déclarer pour eux.

L’airain donne le signal, et des deux parts on en vient aux mains avec la même ardeur, en préludant par des volées de traits. Débarrassés de leurs javelots, les Germains se lancent sur nos escadrons avec plus d’impétuosité que d’ensemble, en rugissant comme des bêtes féroces. Une rage plus qu’ordinaire hérissait leur épaisse chevelure, et leurs yeux étincelaient de fureur. Intrépides sous l’abri de leurs boucliers, les nôtres paraient les coups, ou, brandissant le javelot, présentaient la mort aux yeux de l’ennemi. Pendant que la cavalerie soutient la charge avec vigueur, l’infanterie serre ses rangs, et forme un mur de tous les boucliers unis. Un épais nuage de poussière enveloppe la mêlée. Nous combattons avec des chances diverses, ici tenant ferme, là repoussés ; car les Germains, rompus la plupart à cette espèce de manœuvre, s’aidaient de leurs genoux pour enfoncer nos lignes. C’était un corps à corps universel, main contre main, bouclier contre bouclier ; et l’air retentissait de cris de triomphe et de détresse.

Enfin notre aile gauche, s’ébranlant de nouveau et chassant devant elle des multitudes d’ennemis, venait avec furie prendre part à cet engagement, lorsque inopinément la cavalerie lâcha pied à l’aile droite, et se replie s’entre-choquant jusqu’aux légions, où, trouvant un point d’appui, elle put se reformer. Voici ce qui avait causé cette alarme. Le chef des cataphractes, en rectifiant un vice d’alignement, reçut une blessure légère ; et l’un des siens, dont le cheval s’abattit, resta écrasé sous le poids de l’animal et de son armure. Ce fut assez pour que le reste se dispersât ; et ils eussent tous passé sur le ventre à l’infanterie, ce qui eût causé un désordre général, si cette dernière n’avait soutenu leur choc par sa masse et par sa résolution.

De son côté, César voit cette cavalerie éparse, et cherchant son salut dans la fuite. Il pousse à elle, et se jette au-devant comme une barrière. Le tribun de l’un des escadrons l’avait reconnu, en voyant de loin-flotter au haut d’une pique le dragon de pourpre qui guidait son escorte, enseigne dont la vétusté attestait les longs services. Plein de honte, et la pâleur sur le front, cet officier court aussitôt rallier sa troupe. Julien alors, s’adressant aux fuyards de ce ton persuasif qui ramenait les cœurs les plus ébranlés : « Où courons-nous, braves gens ? leur dit-il. Ne savez-vous pas qu’on ne gagne rien à fuir, et que la peur elle-même ne peut conseiller un plus mauvais parti ? Allons donc rejoindre les nôtres qui combattent pour la patrie, et ne perdons pas, en les abandonnant sans savoir pourquoi, la part qui nous reviendra du triomphe commun ». Par cette adroite allocution, il les ramène à la charge, renouvelant ainsi, à quelques particularités près, un trait qui jadis avait honoré Sylla. Abandonné des siens dans une rencontre où il se trouvait pressé par Archélaüs, lieutenant de Mithridate, Sylla saisit l’étendard, le lance au milieu des ennemis, et dit à ses soldats : « Allez, vous qu’on avait désignés pour partager mes périls. Et si l’on vous demande où vous avez perdu votre général, répondez (et vous direz vrai) : En Béotie, où nous l’avons laissé seul combattre et verser son sang pour nous ».

Profitant de leur avantage et de la dispersion de la cavalerie, les Allemands fondent sur notre première ligne de pied, comptant trouver des hommes ébranlés, et peu capables d’une résistance énergique. Mais leur choc fut soutenu, et l’on se battit longtemps sans que la balance penchât d’un côté ni de l’autre. Les Cornutes et les Braccales, milices aguerries à ces gestes effrayants qui leur sont propres joignirent alors ce terrible cri de guerre qu’ils font entendre dans la chaleur du combat, et qui, préludant par un murmure à peine distinct, s’enfle par degrés, et finit par éclater en un mugissement pareil à celui des vagues qui se brisent contre un écueil. Les armes se choquent, les combattante se heurtent au milieu d’une grêle sifflante de dards, et d’un épais nuage de poussière qui dérobe tous les objets. Mais les masses désordonnées des barbares n’en avancent pas moins avec la fureur d’un incendie ; et plus d’une fois la force de leurs glaives parvint à rompre l’espèce de tortue dont se protégeaient nos rangs par l’adhérence de tous les boucliers. Les Bataves voient le danger, sonnent la charge ; secondés par les rois, ils arrivent au pas de course au secours de nos légions, et le combat se rétablit. Cette troupe formidable devait, le sort aidant, décider du succès dans les circonstances même les plus critiques. Mais les Allemands, qu’une rage de destruction semblait avoir saisis, n’en continuaient pas moins leurs efforts désespérés. Ici, sans interruption, les dards, les javelots volent ; les carquois se vident ; là on se joint corps à corps ; le glaive frappe le glaive, et le tranchant des armes entr’ouvre les cuirasses. Le blessé, tant qu’il lui reste une goutte de sang, se soulève de terre, et s’acharne à combattre. Les chances de part et d’autre étaient à peu près égales. Les Germains l’emportaient par la taille et l’énergie des muscles ; les nôtres, par la tactique et la discipline ; aux uns, la férocité, la fougue ; aux autres, le sang-froid, le calcul. Ceux-ci comptaient sur l’intelligence, ceux-là sur la force du corps. Pliant quelquefois sous les coups de l’ennemi, le soldat romain se redressait bien vite. Le barbare, qui sentait ses jarrets se dérober, se battait encore, un genou en terre. L’horreur de céder ne saurait aller plus loin.

Tout à coup les principaux Germains, leurs rois en tête, et suivis de la multitude obscure, fondent sur notre ligne en colonne serrée, et s’ouvrent un passage jusqu’à la légion d’élite placée au centre de bataille, et formant ce qu’on appelle la réserve prétorienne. Là les rangs plus pressés, les files plus profondes, leur opposent une masse compacte, inébranlable comme une tour ; et le combat recommence avec une nouvelle vigueur. Attentifs à parer les coups, et s’escrimant du bouclier à la manière des mirmillons, nos soldats perçaient aisément les flancs de leurs adversaires, qui, dans leur fureur aveugle, négligeaient de se couvrir. Ceux-ci, prodigues de leurs vies, et ne songeant qu’à vaincre, font les derniers efforts pour rompre l’épaisseur de nos lignes. Mais les nôtres, de plus en plus sûrs de leurs coups, couvrent le sol de morts, et les rangées d’assaillants ne se succèdent que pour tomber tour à tour. Enfin leur courage fléchit, et les cris des blessés et des mourants achèvent de les glacer. Accablés de tant de pertes, il ne leur restait plus de force que pour fuir ; ce qu’ils tirent soudain dans toutes les directions, avec cette précipitation du désespoir qui pousse des naufragés à toucher la première plage qui se présente à leurs yeux.

Quiconque fut témoin de cette victoire conviendra qu’elle était plus souhaitée qu’elle n’était attendue. Sans doute un dieu propice intervint ce jour-là pour nous. Nos soldats chargèrent à dos les fuyards, et, à défaut de leurs épées émoussées qui plus d’une fois refusèrent le service, ils arrachaient la vie aux barbares avec leurs propres armes. Ni les yeux ne se rassasiaient de voir couler le sang, ni les bras de frapper. Nul ne reçut de quartier. Une foule de guerriers, blessés à mort, imploraient le trépas pour abréger leurs souffrances ; d’autres, au moment d’expirer, soulevaient un œil mourant, pour chercher une dernière fois la lumière. Des têtes tranchées par le large fer des javelots pendaient encore au tronc dont elles venaient d’être séparées. On trébuchait, on tombait par monceaux sur le sol détrempé de sang ; et plus d’un périt écrasé par les siens, qui s’était tiré du combat sans blessure. Les vainqueurs, enivrés de leurs succès, frappaient encore de leurs épées émoussées les casques splendides et les boucliers, qui sous leurs coups roulaient dans la poussière.

Enfin les barbares aux abois, acculés jusqu’au Rhin, et enfermés comme par un mur de cadavres entassés, ne voient plus de salut pour eux que dans le fleuve. Pressés par nos soldats, que leur pesante armure ne saurait retarder dans leur poursuite, quelques-uns se précipitèrent dans les flots, comptant sur leur habileté à nager pour sauver leurs jours. César, qui vit aussitôt le danger de trop d’entraînement pour les nôtres, défendit à haute voix, et fit proclamer par les chefs et les tribuns, la défense à tout soldat de s’engager, en suivant de trop près l’ennemi, dans les eaux tourbillonnantes. On se contenta donc de border la rive, et de faire pleuvoir sur l’ennemi une foule de traits de toute espèce. La plupart de ceux que la fuite dérobait à nos coups trouvaient, s’abîmant de leur propre poids, le trépas au fond du fleuve. Alors la scène présenta sans danger un intérêt dramatique. Ici le nageur se débat contre l’étreinte désespérée de celui qui ne sait pas nager, et le laisse flotter comme un tronc, s’il parvient à s’en défaire. Là, saisis par les tourbillons, les plus habiles roulent sur eux-mêmes, et sont engloutis. Quelques-uns, portés par leurs boucliers, sans cesse déviant pour éviter le choc des vagues, parviennent, après mille hasards, à toucher enfin l’autre bord. Le fleuve, rougi des flots du sang barbare, s’étonne de la crue soudaine de ses eaux.

Au milieu du désastre ; le roi Chnodomaire, qui avait su échapper, en se glissant entre des monceaux de cadavres, s’efforçait de regagner au plus vite le campement qu’il occupait avant sa jonction à peu de distance de deux forts romains. Il avait fait réunir de longue main, et en cas d’échec, des embarcations dont il songeait en ce moment à se servir pour chercher quelque retraite obscure, et y attendre un changement de la fortune. Comme il ne pouvait y arriver qu’en passant le Rhin, il revint sur ses pas, ayant la précaution de se couvrir la figure. Il approchait de la rive du fleuve, lorsqu’en tournant une espèce de marécage qui se trouvait sur son chemin avant d’arriver au point d’embarquement, son cheval s’abattit dans un terrain fangeux, et le renversa sous lui. Malgré sa corpulence il parvint à se dégager, et à gagner une colline boisée qui n’était pas loin de là. Mais il fut reconnu ; l’éclat même de son ancienne grandeur l’avait trahi. Aussitôt une cohorte commandée par un tribun enveloppa de tous côtés la colline, sans chercher à pénétrer dans le fourré, dans la crainte de rencontrer quelque embuscade. Chnodomaire alors se vit perdu, et se décida à se rendre. Il était seul dans le bois ; mais deux cents hommes qui formaient sa suite et trois de ses plus intimes amis vinrent d’eux-mêmes se livrer, regardant comme un crime de survivre à leur roi, et de ne pas donner, s’il le fallait, leur vie pour sauver la sienne. Les barbares, insolents dans le succès, sont d’ordinaire sans dignité dans le malheur. Chnodomaire, la pâleur au front, montra, tandis qu’on l’entraînait, la contenance dégradée d’un esclave : la conscience du mal qu’il avait fait enchaînait sa langue. Combien différent, alors du féroce dévastateur que le deuil et la terreur annonçaient naguère, et qui, foulant aux pieds la Gaule en cendres, menaçait de ne pas borner là ses ravages !

La bataille ainsi terminée par l’assistance du ciel, vers la chute du jour le clairon rappela notre invincible armée, qui, réunie près la rive du Rhin, put enfin, sous la protection active de plusieurs lignes de boucliers, prendre quelque nourriture et du repos. Les Romains perdirent dans cette action deux cent quarante-trois soldats et quatre chefs principaux, Bainobaudes, tribun des Cornutes, Laipse et Innocent, officiers des cataphractes, et un tribun dont le nom ne s’est pas conservé. Du côté des Allemands, six mille morts restèrent sur le champ de bataille, indépendamment du nombre infini de cadavres que le Rhin entraîna dans son cours. Julien, dont l’âme était supérieure encore à sa haute fortune, et qui ne croyait pas grandir son mérite en augmentant son pouvoir, réprimanda sévèrement l’indiscrétion des soldats, qui par acclamation l’avaient salué Auguste : il protesta par serment que ce titre était aussi loin de ses vœux que de ses espérances. Mais, pour ajouter encore chez eux à l’exaltation du triomphe, il fit amener devant lui Chnodomaire. Celui-ci s’avança en s’inclinant jusqu’à terre, et finalement se prosterna à ses pieds, implorant son pardon à la manière des barbares. Julien le rassura. Quelques jours après, Chnodomaire fut conduit à la cour de l’empereur, puis envoyé à Rome par ce dernier, qui lui assigna pour demeure le quartier des étrangers, sur le mont Palatin. Il y mourut de langueur.

Malgré ces grands et brillants résultats, il ne manquait pas de gens près de l’empereur qui, sachant bien faire ainsi leur cour, trouvaient à Julien des torts ou des ridicules. On lui donna par dérision le surnom de Victorin, parce que, dans ses relations, il revenait assez souvent, bien qu’en termes très modestes, sur ce que les Germains avaient été constamment défaits partout où il avait commandé en personne. Par un tour de force d’adulation dont l’extravagance était palpable, mais bien faite pour chatouiller une vanité portée au delà de toute mesure, on parvint à persuader à Constance que dans tout l’univers il ne se faisait rien de grand que par son influence et sous les auspices de son nom. Cette fumée lui monta au cerveau, et dès ce moment et par la suite on le vit donner hardiment le démenti aux faits, en disant dans ses édits, à la première personne, « J’ai combattu, j’ai vaincu ; j’ai relevé des rois prosternés à mes pieds », lorsque, dans le fait, tout cela s’était passé sans lui. Qu’un de ses généraux, par exemple, pendant qu’il ne bougeait lui-même d’Italie, eût obtenu quelque avantage sur les Perses, il ne manquait pas d’envoyer dans toutes les provinces de ces lettres au laurier, avant-courrières de ruine, contenant d’interminables récits de l’action, et des hauts faits du prince en première ligne. Les archives publiques conservent encore des édits, monuments d’aveugle jactance, où il s’élève lui-même jusqu’au ciel : on y trouve même une relation détaillée dé l’affaire d’Argentoratum, dont il était éloigné de plus de quarante marches. On y voit Constance réglant l’ordre de bataille, combattant près des enseignes, poursuivant les barbares, recevant la soumission de Chnodomaire ; et, pour comble d’indignité, pas un mot de Julien. Constance eût enseveli toute cette gloire si la renommée, en dépit de l’envie, n’eût pris soin de la publier.



  1. Saverne.
  2. Strasbourg.
  3. Saulieu.
  4. Cure.
  5. Auxerre.
  6. Troyes.
  7. Dieuze.
  8. Strasbourg.
  9. Brumath.
  10. Saverne.
  11. Seltz.
  12. Spire.
  13. Worms.
  14. Mayence.
  15. Cologne.
  16. Rheimagen.
  17. Ocricoli.
  18. Trente.
  19. Bâle.
  20. Saverne.
  21. Strasbourg.
  22. Saverne.