Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
173
chapitre trente-deuxième.


CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.




Considérations. — Le livre de l’Esprit et de la Lettre.

(412)


Nous avons entamé en son lieu l’immense question du pélagianisme, qui a fait le plus éclater le génie d’Augustin ; l’évêque d’Hippone s’en est occupé pendant vingt ans ; il faut garder de l’ordre dans cette matière, et, fidèle à notre système d’exposition et d’analyse, suivre les luttes du grand docteur à mesure qu’elles se produisent d’année en année : cette méthode nous paraît le plus sûr moyen d’être clair et complet. Toutefois, avant de parler d’un nouvel ouvrage d’Augustin sur les questions soulevées par Pélage et Célestius, il sera utile de soumettre au lecteur quelques considérations préliminaires tirées à la fois de la philosophie et de la doctrine catholique. Aux yeux de beaucoup d’hommes, la matière de la grâce fait partie de je ne sais quelles abstractions théologiques ; on aurait besoin de leur demander pardon d’oser la traiter devant eux ; ils n’en comprennent ni l’intérêt ni la portée, et refusent d’y appliquer leur esprit, faute de chercher le côté philosophique de ce grand sujet. Nous ne connaissons cependant rien de plus digne d’attention et d’étude, rien qui s’étende à de plus vastes horizons, qui ait donné lieu à remuer plus d’idées, et dont les transformations successives aient produit de plus graves résultats. La matière de la grâce se rattache à toutes les questions de liberté, et les solutions qu’elle a reçues dans la Réforme du xvie siècle ont enfanté les révolutions modernes.

Tout homme qui s’est sérieusement étudié lui-même avec la misère de ses penchants et les infirmités de sa nature, a quelque peine à croire qu’il soit sorti tel des mains de son Dieu. Le meilleur et le plus parfait des êtres, source éternelle de beauté et de grandeur, océan de lumière, de sainteté et de félicité, aurait-il pu mettre en des créatures tant d’amour pour le mal et si peu d’ardeur pour le bien ? Aurait-il pu les assujettir à des conditions de vie qui font de leur passage sur la terre un long enchaînement de ténèbres et de douleurs ? Notre nature actuelle n’a-t-elle pas quelque chose qui ressemble à une peine, à une expiation ? Il y a là des faits qui ont leurs racines dans la conscience du genre humain. Nous sommes des rois déchus qui traînons à travers le monde les lambeaux d’une grandeur évanouie, des enfants malheureux qui portons le poids d’un lointain châtiment. Assurément le dogme du péché originel offense notre misérable raison ou plutôt il la dépasse ; mais à quoi me sert ici l’idée que je puis avoir de la justice, puisque sans ce dogme je ne suis plus pour moi-même qu’une effroyable nuit ! « Chose étonnante, s’écrie Pascal, que le mystère le plus éloigné de notre connaissance, qui est celui de la transmission du péché originel, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes ! Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, dit encore ce grand esprit, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ces retours et ces plis dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme[1] ».

Adam coupable fut condamné au travail, à la mort ; il garda plus d’entraînement vers le mal que vers le bien, et c’est ainsi que son libre arbitre reçut une atteinte profonde : le libre arbitre dont il s’agit ici, c’est un égal pouvoir d’accomplir le bien ou le mal. Il est certain que l’équilibre de la volonté humaine a été troublé par la prédomination du penchant

  1. Pensées de Pascal.