Albin Michel (p. 97-109).


VIII

VERS LES FARSANS




Y a Mal ! voguons vers les îles Farsans !

C’est le mois du maïs (juin) ; le mois est bon pour nos affaires. La saison de la pêche aux perles va du signe du Taureau à la moitié du signe de la Balance, c’est-à-dire de mars à septembre. Mais les signes du Cancer, du Lion et de la Vierge : juin, juillet, août, sont les seuls qui payent : plus de coups de vent, mer étale. Que ne pêchent-ils, les malheureux, sous le signe du Capricorne ? Les hivernants, au lieu de se rendre à Nice, pourraient venir leur jeter des sous, histoire de voir s’ils savent vraiment plonger ; mais le grand organisateur n’a pas voulu cela. Respect à la souffrance ! Qu’ils travaillent en paix, le soleil armé jusqu’à la gorge saura faire le vide autour de leurs bancs, de leurs bancs où ils finissent par s’asseoir, sourds, aveugles, phtisiques, cardiaques et teigneux.

Ils n’étaient point quatre, mais onze, retour de la mère des villes (La Mecque) et tous du village de Séguid, dans les Farsans. Cinq autres étaient venus sur ce sambouk pour les ramener dans leur pays. Tous des hommes qui ne vivraient pas longtemps. On était parti autour de midi, moment où, chaque jour, une brise, qui mène ici une vie régulière, s’empare de ces parages jusqu’à l’heure du moghreb.

Un sambouk est un bateau pansu, poids lourd, spécialement construit pour glisser sur les parties de la mer non encore bitumées… On y est donc assez cahoté. Mais laissons ce pêcheur de perles à sa honteuse indisposition… Un pêcheur de perles ! Où allons-nous, Neptune ?

L’un des cinq était un Somali français, enfant de Djibouti. Il vint s’asseoir sur la partie pontée où nous étions assis et nous dit sans aucune préparation : « Je leur vends du vermicelle. »

— Ils mangent donc du bouillon ?

— Quand ils pêchent, ils ne se nourrissent que de vermicelle.

Lui ne plongeait plus. Il nous signifiait d’un clin d’œil qu’il était malin, beaucoup plus que tous ceux-là. Enfant, alors que Djibouti était encore un marché aux perles, il avait vu la folie. L’expression arabe qu’il venait d’employer ne pouvait plus nettement se traduire. Il faut étendre la formule à tous les pêcheurs de perles et lui donner comme signification que, malgré la part des autres circonstances : lieu de naissance, coutume de tribu, nécessité d’assurer sa pitance, un rêve peu raisonnable embrume leur cerveau. Les malheureux grattent au fond de la mer et l’on dirait qu’ils marchent dans la lune ! On peut affirmer, leur ignorance étant prise en considération, qu’ils préfèrent être plongeurs qu’actionnaires d’une bonne mine de charbon. Ah ! poètes superbes et illettrés !

— Pourquoi es-tu tombé dans le vermicelle ?

— À cause du dôl, et il montra la trace d’une brûlure, sur sa jambe droite.

Le dôl est un poisson-torpille plus large que la main, qui fonce sur le plongeur et, au contact de la peau humaine, lâche une décharge électrique. Il brûle comme un fer rouge. Quand on peut s’emparer d’un dôl et le ramener à l’air, il fond en eau, tel un morceau de glace.

— Il y a le loéthi aussi, dit-il. Il est rouge, ne brûle pas, mais fait des cloques. L’endroit qu’il a touché enfle ainsi que sous un coup de courbache.

— Et les requins ?

— Quand on les voit venir, on crie : hou ! hou ! hou ! Ils ont peur et s’en vont !

Les lâches !

L’agent général de vermicelle pour les îles Farsans appela l’un des passagers, un jeune Arabe. Le garçon s’approcha ; son père n’avait su faire hou ! hou ! Un requin lui avait pris une jambe. Quand les tireurs le remontèrent, un second requin suivait, accroché à l’autre pied. C’était du côté Afrique, entre Massaouah et Port-Soudan.

Le fils était plongeur aussi. Il l’était même d’autorité. Son père, déjà sourd, pouvait plonger à vingt brasses et demeurer deux minutes et demie sous l’eau. Il avait la résistance d’un copie-lettres. C’était donc un plongeur renommé et, à ce titre, il devait beaucoup d’argent à son nakuda (propriétaire du bateau). Plonge bien et tu auras du crédit ! Telle est la loi sur les bancs.

Pour s’attacher les hommes à vie — à vie… ce qui ne sera pas très long — le nakuda leur fait des avances d’argent et même de vermicelle.

Et le plongeur meurt avec des dettes. Et son fils plonge pour les payer.

— À la bonne heure ! voilà un plongeur qui n’est pas volontaire, s’il gratte les rochers sous-marins, ce n’est pas pour y saisir la fabuleuse chevelure, mais pour sauver l’honneur de la famille. En tout cas, Chérif Ibrahim, mon ami, demandez-lui, s’il vous plaît, ce qu’il en pense.

— Il dit qu’il s’entraîne, et que, lorsque ses tympans seront crevés, il sera un plongeur aussi bon que l’était son père !

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Comme tout le monde, j’avais parcouru la mer Rouge. C’était alors sur des bateaux de riches, ridicules monuments, palaces à la dérive, en un mot lieux de scandale et de perdition, où l’homme peut non seulement manger et dormir, mais pousser l’audace jusqu’à s’abreuver d’eau naturelle. Passez, somptueux paquebots, vous ne m’intéressez plus ! Aucun de vous ne m’a dit ce qu’était la mer Rouge. De l’humidité, une chaleur qui suffoque, des ventilateurs qui brassent ? Si ce n’était que cela ! Après Djeddah, après Hodeidah, voici les Farsans. Qui peut se flatter d’avoir trouvé une ville comme son imagination la lui représentait ? Mais, au nom de tous les joailliers du monde, je le demande : un archipel de pêcheurs de perles doit-il ressembler à un marché aux poux ?

Enfin, nous sommes à Seguid.

Nous marchons avec le livreur de vermicelle qui nous conduit chez un nakuda. Une plainte s’élève du bout de la ruelle où nous avançons, une plainte en arabe : « Il n’y a que Dieu qui est grand, que Dieu qui est généreux, que Dieu qui donne au pauvre qui pleure, » C’est un aveugle. Un moucharabieh se soulève, et Dieu apparaît sous la forme d’une main qui laisse tomber trois dattes dans la poussière. Le bruit du moucharabieh, celui des dattes touchant le sol n’ont pas échappé au mendiant. Il tâtonne pour trouver la manne. Nous ramassons les dattes et les lui donnons.

— Dieu est bon parce qu’il est grand, dit-il. Cet aveugle était un ancien plongeur.

— Demandez-lui, Chérif, depuis quand il est aveugle.

Réponse : Depuis cinq ans, mais il n’a cessé de plonger que depuis trois ans.

— Je ne comprends pas, il est aveugle, dites-vous, depuis cinq ans ?

Réponse : La cécité n’est pas un empêchement au métier de plongeur.

— Alors pourquoi ne plonge-t-il plus ?

Réponse : Ce n’est pas à cause de ses yeux, mais de son souffle. Il ne pouvait plus emmagasiner assez d’air d’une seule lampée.

— Ne pouvait-il rester moins longtemps sous l’eau ?

Réponse : Il était bon plongeur, tenant jusqu’à deux minutes. À la fin, il se faisait remonter après trente-cinq ou quarante secondes, le nakuda ne le considérait plus et, lui, avait honte devant ses camarades.

— N’a-t-il pas gagné d’argent ?

Réponse : Dans son bon temps, il eut jusqu’à mille Marie-Thérèse d’avance (les Marie-Thérèse sont des écus de cinq francs à l’effigie de l’ancienne impératrice d’Autriche, seule monnaie connue dans ces parages).

— Et maintenant ?

Réponse : Un homme qui n’a plus que trente secondes dans les poumons n’a droit à rien.

— N’a-t-il pas gardé quelques perles ?

Réponse : Où les aurait-il prises ? Il n’a jamais été nakuda, toutes les huîtres qu’il a pêchées allaient sur le tas commun.

Nous lui dîmes au revoir. On l’entendit encore qui gémissait : Allahou Akbar (Dieu est le plus grand !) Il avait trente-cinq ans au plus.

L’hospitalité est un devoir sacré pour les Arabes, encore faut-il leur laisser le temps de revenir à eux. Un nègre, marchand de vermicelle, conduit deux étrangers chez un indigène ; l’indigène, sans discuter, leur offre tout de suite du café, mais il apprend que les individus entendent dormir chez lui. C’est un honneur dont il n’ignore pas le prix ; cependant, de quelle étoile filante ces étrangers viennent-ils de choir ?

— Nous sommes, mon cher hôte, de distingués effendis, des gens en tous points recommandables, notre pays s’appelle France, notre métier n’est ni de vendre ni d’acheter, mais de raconter des histoires à nos contemporains par le truchement de l’écriture imprimée. Nous venons prendre des nouvelles des pêcheurs de perles pour les transmettre à nos amis.

Le nakuda fouilla ses poches, en retira une dizaine de calicots rouges, les dénoua et nous mit tant de perles dans la main que vous en auriez toutes perdu la tête, ô mes jolies !

La scène se passait dans une cour. Nous étions assis sur une natte grossièrement tressée. Les perles les plus belles, je les envoyais à Chérif Ibrahim. Lui, par la même voie, m’expédiait son choix. Quelques-unes restaient encastrées dans les défauts de la natte, alors, nous lancions un numéro comme fait le croupier de casino quand la boule a trouvé son trou !

Vingt Arabes assistaient à ce jeu. Nous les avions d’abord pris pour la clientèle ordinaire, attachée à la demeure d’un notable. C’était l’équipage d’un sambouk qui, dès demain, partirait jeter l’ancre sur un banc. Ces hommes se déplacèrent et vinrent nous entourer. Penchés et attentifs, ils regardèrent les merveilles dans le creux de notre main.

Ils énonçaient des dates et des lieux de pêche, comme des sommeliers l’âge et le cru d’un vin. Ainsi apprîmes-nous que les perles avaient un état civil.

Leur vue avait transporté ces pêcheurs. Les très jeunes, les malingres, les sourds, tous discutaient avec animation. Seul un aveugle, faisant encore partie de l’équipage, demeurait indifférent dans un coin. Le nakuda choisit une perle et la lui porta. L’aveugle la roula sous ses doigts, son visage s’éclaira, et, d’un geste stupéfiant dont je n’ose comprendre la signification, il la passa sur chacune de ses paupières.

Et il la rendit sans prononcer un mot.