Albin Michel (p. 110-122).


IX

LA PLONGÉE



LES PLONGEURS
« Un voile de souffrance recouvrait chaque visage… »

Nous partons. Le sambouk qui nous porte va jeter l’ancre sur un banc. C’est le plus grand sambouk des îles Farsans : quarante hommes d’équipage, tous dopés, du moins en ayant l’air. Ils gambadent comme des démons. Chacun à la fois prononce sa formule magique. Chérif essaye d’en traduire quelques-unes. Il saisit : « Que la voile devienne noire si mes huîtres sont vides. » « Que le soleil entre dans ma tête pour faire fondre le dôl (le poisson électrique). » « Sois riche et sois sauf. » « Qu’importe d’être sourd puisque l’huître ne parle pas. » « La plus belle sera pour Mahomet. » « J’ai pêché à Bahr-Agiam. » Au-dessus de tout cela, deux mots : Ya-Mal ! Ô Fortune !

Le nakuda, d’une voix terrible, lance : Taouaf ! Soulevez !

La cacophonie s’apaise. Ils courent. La moitié de l’équipage se masse dans le bout : c’est barira, le lever de l’ancre.

Ces hommes sont nus, sauf autour des reins. Douze nègres : dix Soudanais, deux Somalis, le reste est arabe. L’aveugle (il y en a donc partout ?), l’aveugle est assis près de nous, à la proue et lui aussi fredonne : Ya-Mal ! Ya-Mal !

Taouaf ! Soulevez !

Aussitôt les vingt hommes, remplaçant le cabestan, empoignent la corde de l’ancre. Premier mouvement, premier cri : c’est un chant qui commence, un chant de galère. Il est à deux voix, un homme fait le soliste, la masse répond. La cadence est impérieuse, la vigueur des voix sans défaillance. Un fouet invisible, claquant au-dessus d’eux, battrait-il la mesure ?

Voici le chant :

Le soliste : Lui ! (Lui, c’est Dieu.)

En partant ils l’invoquent. Que pourraient-ils si Dieu n’était pas de la partie ?

Le chœur : Lui ! Allons !

Le soliste : Lui ! Dieu ! Lui ! Dieu ! Toujours Lui !

Le chœur : Toujours ! Toujours !

Le soliste : Grâce à toi, mon Dieu, nous partons. L’ancre déchire la chair de la mer.

Le chœur : Grâce à toi ! Grâce à toi !

Le soliste : Mahomet, recommande-nous à Dieu ; nous, que sommes-nous ?

Le chœur : Dieu est tout ! Dieu est tout !

Le soliste : Conduis-nous sur les bancs où la fortune dort.

Le chœur : Lui ! ô Lui ! qu’il nous conduise !

Le soliste : Où les pleurs des émirs reposent dans la nacre.

Le chœur : Lui !

Le soliste : Nous descendrons où l’homme ne vit pas.

Le chœur : Lui !

Le soliste : Où le diable nous souffle au profond des oreilles.

Le chœur : Dieu est le plus grand.

Le soliste : Dieu seul peut tout.

Le chœur : Lui !

Le soliste : À la bonne fortune, qu’il nous pousse ! Allons ! Allons !

Le chœur : Ya-Mal ! Ya-Mal ! (Fortune ! Fortune !)

Le soliste : Ya-Mal !

Le chœur : Ya-Mal ! Ya-Mal ! Ya-Mal !

Alors je me levai à la proue du sambouk et, lançant la main vers eux, je criai : Ya-Mal !

Le bateau partit.

Balen Ada les Fakma : Que Dieu nous conduise !

La mer qui entoure les Farsans repose sur des bancs de coraux. Monté sur des échasses de cinq mètres de tirant d’eau, on pourrait visiter le pays à plus de deux cents kilomètres à la ronde. Mais parfois les bancs affleurent et les sambouks raclent ou même s’asseyent.

Une heure après le départ, notre sambouk racla. Il s’appelait El Amin : le Sûr ! Nous pouvions donc être tranquilles ; néanmoins, les quarante hommes se précipitèrent aux rames. Deux par rame, dents serrées, traits durcis, ils obéissaient aux ordres d’un grand nègre qui poussait rythmiquement deux cris non mélodieux. L’un des cris les projetait, poitrine en avant, comme abandonnés sur la rame, l’autre faisait saillir leurs épaules, et, d’un puissant coup de reins, rejetait leur buste en arrière. Ils ramaient debout sans point d’appui aux pieds. Aaaah ! criaient-ils pendant la manœuvre avant, Hiii ! pendant la manœuvre arrière.

Le sambouk retrouva son chemin. Alors tous lancèrent : Habibi ia rasoul Allah ! Mon chéri, ô envoyé de Dieu !

À la voile, à la rame, on alla ainsi jusqu’à dix heures du soir. L’ancre fut jetée. Le banc était atteint. Dormons.

À l’aube, le nègre sonna le réveil. Sans l’aide de ses doigts, ni du moindre instrument, il siffla si violemment que, moi aussi, je faillis avoir les tympans crevés. Les dormeurs nus se levèrent. Et voici comment, dans la mer Rouge, pour la première fois de ma vie, je vis pêcher les perles sous le signe du Cancer.

Les hommes saisirent les rames et les fixèrent parallèlement à la mer. À chacune des rames, deux longues cordes, l’une mince, l’autre grosse. La corde mince soutient un poids, un plomb de quatre à cinq kilos. La corde grosse est destinée à remonter le plongeur. L’équipage comptait dix-huit plongeurs formant deux équipes : une équipe pour laisser respirer l’autre. Ces hommes sont habillés d’un cache-sexe, d’un doigt de cuir à l’index pour décoller l’huître du rocher, et d’une ficelle qu’ils portent au cou. À cette ficelle pend un pince-nez en corne, pince à linge perfectionnée. Autant on entend crier, chanter, geindre pour les manœuvres du sambouk, autant le silence enrobe les plongées. Arabes, Soudanais se mirent à cheval sur les rames ; quatre à bâbord, cinq à tribord. Ils empoignèrent la grosse corde et se laissèrent glisser dans l’eau. À ce moment, on lança un panier tenu du bord par une troisième corde. Comment attachent-ils le plomb à leur pied ? Difficile à voir malgré la transparence de l’eau. Alors ils aspirèrent fortement. Les yeux fermés ils burent l’air comme avec désespoir, puis ils se pincèrent le nez. L’eau les submergea. Les cinq hommes de tribord avaient disparu.

Le sambouk était à peu près à huit mètres au-dessus du banc. J’avais une montre, je veux dire que le nakuda m’avait prêté la sienne, et j’entendais contrôler le temps des plongées. Mon émotion fut plus forte que mon devoir… Je demeurai stupide à regarder l’endroit où, tout à l’heure, cinq têtes fleurissaient. Évidemment, elles n’y étaient plus ! Aucun remous. Quelques secondes avaient tout effacé. Les cordes ne remuaient même pas. Des cordes de pendus ayant payé leur dette.

Soudain, dans la position de nageurs qui ne nageraient pas, de nageurs exténués, tirés par des sauveteurs, les hommes surgirent. À cause de la pince, ils ressemblaient à de surprenants oiseaux sous-marins, oiseaux remontant leur proie du tréfonds de la mer. Ayant laissé le plomb au bout de la corde mince, cramponnés à la grosse corde, ils revinrent à la lumière du jour. Leur tête seule reflotta comme une bouée. Mais ce n’étaient pas les mêmes têtes. Un voile de souffrance recouvrait chaque visage. Les plongeurs arrachèrent la pince, ouvrirent la bouche, appelèrent au secours, appelèrent un peu d’air au secours de leur dernier souffle ! Leurs traits étaient crispés. Ils avaient vieilli !

Ils tenaient à la main la troisième petite corde, la corde du panier. Du sambouk, les tireurs la tirèrent. Dans un panier : une huître, trois dans un autre, deux dans le troisième, aucune dans le quatrième. Le plongeur de ce quatrième panier se frottait les yeux et ouvrait la bouche toute grande. Vidés à bord en un seul petit tas, les paniers furent aussitôt renvoyés. Et, de nouveau, une par une, les têtes disparurent. Cette fois, je regardai la montre. La petite aiguille ayant couru soixante secondes, j’interrogeai la mer : elle était encore veuve des quatre têtes. Trente secondes après un corps immobile remontait à la surface. On le voyait comme dans un aquarium. La tête émergea de l’eau turquoise. Les trois autres corps suivirent. La plongée la plus longue ne dépassa pas une minute quarante secondes.

Passons à bâbord. Parmi les cinq plongeurs : l’aveugle qui reprenait du souffle. Il mit sa pince et s’enfonça. Les autres plongeurs voyaient les huîtres avant de les décoller, l’aveugle, lui, devait tâtonner, en ce moment, à huit mètres de fond.

Le temps coula, un long temps : une minute cinquante. L’aveugle revint, secoua sa tête, ouvrit les yeux, aspira fortement et tira sur ses joues comme pour en effacer les plis de la douleur. Quatre huîtres étaient dans son panier. Son voisin en remontait quatre aussi, les autres, deux et une. C’était vrai : la cécité n’est pas un empêchement au métier de plongeur.

Cette équipe tint une heure. Neuf hommes nouveaux gagnèrent les rames et se laissèrent glisser le long de la corde. La séance continuait.

L’après-midi, le nakuda s’assit près du tas d’huîtres. Un nègre s’accroupit, un couteau à la main. Ya-Mal ! Ya-Mal ! crièrent les plongeurs, crièrent les tireurs, crièrent les simples samboukiers.

Le nègre ouvrit la première coquille. Rien ne roula sous le couteau. La perle, la vraie perle, la lou-lou est dans la chair de l’huître, libre de toute attache, exactement comme on la voit aux vitrines des joailliers. L’autre perle, celle enkystée dans la nacre, ne vaut rien. Il faut qu’elle soit très grosse pour qu’on ne rejette pas la coquille, ce sera une perle baroque, sans valeur marchande. Les têtes étaient penchées au-dessus du couteau du nègre. Les huîtres perlières sont de toutes sortes, ressemblant tantôt à des portugaises, tantôt à des claires, tantôt à des marennes. Il en est d’autres très grandes et très plates, peu riches et que l’on pêche surtout pour la nacre. Cela dépend des bancs. Les huîtres, aujourd’hui, étaient comme des portugaises.

Le nègre, d’une habileté qui lui vaudrait grande renommée chez un marchand de coquillages, ne s’y reprenait jamais à deux fois : le premier coup était le bon. De la pointe du couteau il tâtait le ventre du mollusque, puis rapidement décollait la chair, la retournait, tâtait le dos. Rien. Il passait à une autre. Rien. Rien. Rien. C’était émouvant. Le nakuda disait : « Ce n’est pas comme dans le golfe Persique. » Rien à la quinzième. Rien à la trentième. Le temps ne me paraissait pas long. J’étais au pied du temple des richesses et l’on ouvrait devant moi une par une, les mille portes qui y conduisaient. Rien.

À la cinquante-deuxième huître une perle roula. Oublierai-je ce moment ? Je ne sentais plus ni la chaleur épouvantable ni la soif. La chevelure de la fortune passait sur mon visage. Vous décrire la physionomie des autres témoins ? J’étais trop occupé par mon propre émerveillement.

Le nakuda prit la lou-lou. Elle était terne, marquée comme d’une cicatrice.

Qu’importait ! C’était ma première perle. Et je criai : Ya-Mal !

Le nakuda me regarda avec pitié. Elle ne valait rien !