Albin Michel (p. 62-71).


V

YA MAL !


Lou-Lou !

Lou-Lou veut dire perle en arabe.

Dans les souks, à Djeddah, les marchands de lou-lou se distinguent entre tous, tranchant crûment sur le fond bédouin et le reste de la racaille. On les prendrait, en allant vite, pour des courtisans d’antichambre royale. L’agal doré, réservé aux seigneurs, est leur coiffure ordinaire. Groupés devant deux ou trois boutiques qui ne sont pas les leurs, ils semblent réunis là plutôt pour causer des affaires du royaume que pour attendre une vile clientèle. On peut remarquer que les poules et les chèvres rôdent autour de leur manteau en poil de chameau. De là à penser que ces animaux qui, d’ordinaire, ne mangent que de vieux papiers, furent astucieusement dressés pour avaler les lou-lou traînant à l’abandon, il n’y a qu’un pas !

Abdallah Kafir ben Ibrahim, en dépit de son nom sans fin, n’est qu’un pêcheur de perles. Il guette notre arrivée au milieu des marchands. C’est un homme petit et chétif, pas encore aveugle, et qui entend suffisamment d’une oreille. Il est venu de Rouyéïs, son village, pour nous prendre et nous y conduire.

Le nommé Kafir n’a qu’un bourricot, Rouyéïs est à dix kilomètres. Le bourricot nous déclare nettement qu’il n’est pas un chameau et que le Coran lui interdit d’avoir plus de deux personnes sur le dos. Nous sommes trois. Il refuse de nous porter. Devant cette résolution, nous partons chez le loueur d’automobiles.

La veille, sur la route de Djeddah à la Mecque, un chauffeur avait écrasé un pèlerin. L’émir Fayçal, vice-roi du Hedjaz et fils d’Ibn Seoud, passait sur cette même route. Il fit arrêter sa voiture, ordonna au chauffeur coupable de se coucher sur le ventre et, sans se lever du coussin, ayant tiré son pistolet, il étendit le bras et brûla la cervelle de son imprudent sujet.

Ce chauffeur ainsi décédé appartenait à ce loueur.

Nous eûmes de la peine à convaincre l’homme que l’émir Fayçal ne pouvait se trouver à la fois à l’est et au nord. Il était à la Mecque, nous allions, nous, à Royeïs, nous ne rencontrerions pas sa Demi-Majesté. Il pouvait nous confier un chauffeur, nous le lui ramènerions et, probablement, avec sa cervelle !

Tout près de Djeddah, sur la mer Rouge, est un village qui existe à peine : quelques demeures bâties en pierres de corail et protégées du vent de sable par de bas murs de mêmes pierres. C’est si pauvre à la vue que les bras vous en tomberaient si le climat ne les avait déjà matés. C’est là Rouyéïs.

Au bruit du moteur, quelques femmes s’envolèrent. Notre arrivée présentant pour elles un spectacle sans pareil, le bourricot étant dans la voiture, on les vit se débattre un court moment entre la curiosité diabolique et les mœurs saintes de l’Islam.

Le pêcheur de perles nous pria d’avancer. Il fallut nous baisser pour entrer dans son refuge. Épouvantable minute ! Était-ce dans un chai d’huile de foie de morue qu’il nous introduisait ? Les pierres de corail chauffées au soleil, dégageaient l’odeur la moins épurée d’une mer poissonneuse. On se serait cru dans une tannerie de peaux de poissons. Et nous nous assîmes sur la natte.

Ce n’était pas une tannerie, mais une tanière : plafond bas, natte usée, quatre hommes au torse nu y raccommodant une voile. Une inscription arabe était charbonnée sur le mur.

Ya-Mal, proclamait-elle. Et Ya-Mal veut dire : Fortune. Ô Fortune !

Chérif Ibrahim, le compagnon mystérieux et indispensable, ayant traduit Ya-Mal à haute voix, les hommes qui piquaient la voile et Abdallah Kafir, le plongeur, reprirent à la fois : « Ya-Mal ! Ya-Mal ! » et, nous regardant, ils chantèrent. C’était une chanson au ton bouleversant, contenant à la fois de la prière, de la souffrance, de l’espoir, de la ténacité. Ils chantèrent à s’en faire éclater le cœur :

Hamed, donne-moi la grâce
Ta grâce, ô Mohammed !
Je vais plonger.
La veille je n’ai pas
Je n’ai pas fermé l’œil
J’ai dormi, Mohammed, debout comme les moutons.
Je vais plonger.
Puisse mon amour convenir à Dieu,
Mon amour qui est marqué
Comme est zébré le rabibi.[1]
Je vais plonger.
Ô Dieu, je te prie et je te salue !
Donne-moi la fortune
Dieu ! Dieu !
La fortune ! La fortune !

Ainsi, voilà le secret de la vie des pêcheurs de perles. Les plus misérables ne considèrent pas leur métier comme un gagne-pain, mais comme une aventure ! Ils marchent sur la trace des fées et ne courent ni après un bol de riz, ni après un quart de poisson fumé, ni après ces poulets nourris de tiques de pieds de chameaux. À d’autres des régals de cette sorte. À eux les trésors !

Jusqu’ici, Ya-Mal s’était tenue éloignée d’Abdallah Kafir ben Ibrahim. La chance n’avait pas été sa marraine. Il avait fait partie des grandes équipes de la côte de l’Érythrée, après, il avait pêché aux îles Farsans. C’est là, au cours d’une plongée, que son tympan droit avait cédé. Devenu « nakuda », chef de sambouk, on avait pu voir sa voile, pendant toute une saison, le long de la Somalie italienne. Il avait jeté l’ancre sur les bancs de Gardafui. Rien que des petites perles qui se vendent aux Indes et dont le prix était loin de ses rêves. L’année dernière, il était allé entre Zanzibar et Madagascar. La voile que les quatre hommes réparaient revenait de là, non brodée d’or, disait-il. Comme je protestais, admirant sur cette toile des reflets indiscutablement jaunâtres, le nakuda pria de me faire remarquer que ce n’étaient là que des restes du soleil couchant. Pourquoi n’était-il pas allé dans le golfe Persique, d’où, parfois, dans son panier, on remonte la fortune ? Il me fit répondre que, là-bas, c’était un royaume. Quinze mille Arabes plongeurs, ses frères fortunés, en défendaient les approches. Lui était fils de la mer Rouge. Le destin n’avait pas voulu qu’il fouillât des bancs riches. Eh bien ! si ingrate que fût sa part, cette part il l’aimait. Dans le golfe, ils étaient soixante, et souvent cent sur les boom[2]. Que restait-il dans la main de chacun après le partage ? Il préférait pour lui tout seul une perle grosse comme l’œil d’un petit lézard que pour cent hommes une perle grosse comme l’œil d’un gros poulet.

Qu’il n’eût pas encore rencontré Ya-Mal, il l’admettait, mais, par Dieu qui seul est Dieu, pourquoi émettre des doutes sur ses chances à venir ? Pourquoi soupçonner sa mère, la mer Rouge, d’être incapable, aussi bien que le golfe, de lui apporter la perle miraculeuse ? Cette idée qu’il avait cru lire en nous, jetait le plus grand désordre dans son indéracinable espérance.

Assis en face de moi, à l’autre bout de la natte, il sortit d’une poche de sa chemise cinq petits morceaux de toile rouge, chacun noué solidement. Il les dénoua, recueillit dans le creux de sa main ce qu’il en retira, et, d’un bout à l’autre de la tanière, le lança fièrement dans ma direction. Des perles roulèrent jusqu’à moi, c’était magnifique !

Somptueuses vitrines de nos joailliers où êtes-vous ? Ici, les perles jonchent la natte d’une cabane d’Arabe. Un malheureux les a semées à la poignée sans même les suivre du regard. Il se vengeait de la mauvaise opinion que nous avions montrée au sujet de ses bancs de pêche. Voilà ce qu’il retirait, lui, de sa mer inférieure !

— Veux-tu me voir plonger, me fit demander Kafir ? Je t’arrangerai la partie. Tu donneras cinq livres pour le sambouk, deux livres pour la nourriture et trois livres, si tu veux, pour toutes les choses qu’ainsi tu apprendras.

— Merci, lui fis-je répondre. Je vais dans le golfe et, là-bas, j’apprendrai. J’ai désiré te voir, toi, parce que l’on m’avait dit que tu étais un grand plongeur.

— Ne flatte pas. Les grands plongeurs sont sourds des deux oreilles et bien souvent aveugles. Moi, j’entends encore. Est-ce beaucoup dix livres ? Tu seras, toi, dans ton sambouk et tu me verras peiner sur mon houri.

— Merci !

— Paieras-tu ma fatigue ? Paieras-tu mon trouble quand le poids de l’eau m’écrase ? Paieras-tu mes larmes salées ? N’es-tu pas bon ?

— Dans ton pays, où tout le monde semble souffrir, il faudrait l’être trop pour que la bonté soit efficace.

— Il vous demande, fit Chérif Ibrahim, de prêter l’oreille pour entendre comme sa respiration est courte.

— Dites-lui que si j’arme le sambouk je deviendrai l’affréteur et que les lou-lou seront pour moi.

Le plongeur écouta ma proposition et répondit :

— Au fond de la mer, apprends que l’on trouve plus de misère que de perles. Alors tu prends les perles et tu me laisses la misère ? Es-tu marchand ? Si oui, dix livres, qu’est-ce pour toi ? Es-tu promeneur ? Dans ce cas tu devrais payer plus cher.

Abdallah Kafir ben Ibrahim, toi-même, qui es-tu ? C’est toi qui m’intéresses et non ta marchandise. Es-tu un esclave ? Un individu condamné à la vie courte et au travail sous-marin ? À la grande lumière du jour, pour de moins naïfs que toi, tu n’es pas autre chose, pêcheur de perles ! Cependant, à tes yeux, que tu sois plongeur libre sur un houri ou simple matricule dans l’équipage d’un boom, tu n’es ni l’esclave ni le condamné. Un démon tentateur te parle à l’oreille, et je viens de comprendre que tu le suivras toute ta vie. Au fond de la mer on devient sourd, aveugle, cardiaque, phtisique : on devient riche aussi ! Du moins peut-on le croire. N’est-ce pas ô primitif ? Ya-Mal ! Ya-Mal !

  1. Poisson de la mer rouge.
  2. Bateaux perliers du golfe Persique.