Albin Michel (p. 72-84).


VI

SAINT JOHN PHILBY


Rasé à l’Arabe d’Arabie, c’est-à-dire portant le mince collier autour des joues, une barbe en point d’interrogation au menton, un Européen à la démarche calme, au regard volontairement bienveillant, allait de marchand de perles en marchand de perles dans le souk de Djeddah.

Ce n’était pas un acheteur. Les acheteurs qui, naguère, fréquentaient Bombay, se dirigent aujourd’hui sur Bahrein. Un amateur ? Mais de quoi ? De mouches ? de moustiques ? de fièvre ? de choléra ? d’eau salée ? d’ophtalmie ? L’homme paraissait trop d’aplomb pour tant d’originalité. Ce n’était ni le ministre anglais, ni le hollandais, ni le chargé d’affaires français, ni le russe ; ce n’était ni le consul italien, ni le persan, ni l’égyptien. L’Européen promenait, d’ailleurs, tantôt un œil, tantôt un autre dans mon rayon d’action. Mais, visiblement, mon existence ne lui causait aucun souci. Il mit quatre ou cinq morceaux de calicot rouge dans la poche de son pantalon et, riche ainsi d’un nouveau lot de perles, entouré aussitôt de son escorte de mouches, il partit par le labyrinthe.

Il marchait comme chez lui. Les Arabes semblaient trouver familière sa silhouette. Lui s’arrêtait, leur parlait, et toute sa personne proclamait que rien n’était plus naturel que les choses de ce pays, y compris le climat hors nature, la maigreur inhumaine des chats et le S. O. S. que les chèvres, au lieu de chevroter, lancent nuit et jour à l’entrée du désert !

Il arriva devant un véritable château fort, l’une de ces fantastiques maisons de Djeddah dont on se demande si elles s’élèvent du sol ou d’un rêve extravagant. Celui qui l’avait fait construire aurait pu tout aussi bien concevoir les Pyramides ! Là entra l’homme qui venait d’acheter des perles.

C’était M. Saint John Philby, un Anglais.

Le personnage jouissait d’une renommée retentissante dans cette partie du monde. Et je restai à rêver devant sa forteresse.

En partant pour ces pays, je n’avais, certes, pensé à tout. En tout cas, j’avais négligé l’Angleterre. Elle n’était, à mon idée, ni locataire de la mer Rouge ni propriétaire du golfe Persique. Cela je le croyais parce que j’étais un ignorant, un jobard qui ne veut considérer les choses que lorsqu’elles sont officiellement enregistrées. À mes premiers pas, mes yeux s’étaient ouverts. Ainsi, pour débarquer dans ma fameuse île Bahrein, si jamais j’y arrivais, il me faudrait la permission de l’Empire britannique.

— Eh ! dis-je, l’île est indépendante. Je me suis renseigné ; elle appartient à un cheikh arabe. Je sais même son nom, que j’ai appris par cœur et que je répète chaque matin : c’est le cheikh Hamad bin Isa Al Khalifah.

— En êtes-vous sûr ?

— Il a cinquante-cinq ans, un frère poète, un faucon de quatre mille roupies, un lévrier bleu et quatre femmes couvertes de perles.

— Il vous faut, monsieur, le visa anglais. Ne m’avez-vous pas dit aussi que vous iriez aux pêcheries de Doubai ?

— Si fait.

— Doubai est sur la côte des Pirates.

— Exactement, monsieur.

— Alors, il vous faudra la permission de l’Empire britannique.

— Celle des pirates me suffira peut-être ?

— Non point. Les pirates quand ils sont de bonne humeur, ne laissent approcher que les voyageurs recommandés par l’agent spécial de S. M. George V.

— Et pourquoi, monsieur ?

— Lorsqu’il en est autrement, les destroyers anglais leur envoient des coups de canon.

— Alors, où puis-je rencontrer cet agent spécial ?

— À Bushire. Il y est gouverneur.

— Par saint Georges ! Bushire est en Perse ; comment un anglais peut-il être gouverneur du port de la Perse ?

— Par saint Jean-Bouche-d’Or, c’est parler comme un Français !

Et mon informateur inconnu disparut derrière une tenture de moustiques.

M. Saint John Philby, lui, règne sur les royaumes indépendants du Hedjaz et du Nedj. Des hommes mystérieux de l’Angleterre il est l’un des plus célèbres. L’Angleterre, dont on imagine les enfants un ballon au bout du pied et du sang de bœuf sur les joues, a-t-elle donc des hommes mystérieux ? Elle en a, et de l’espèce la plus belle. Ils sont même connus sous le nom d’agents de l’Intelligence Service. Désignés par des dons éblouissants aux guetteurs vigilants de l’empire, couvés par le lion et la licorne britanniques, lâchés, à l’heure voulue, sur les parties du monde jugées plus ou moins orphelines, ils font figure de conquérants qui marcheraient sur la pointe des pieds. Rien, dans ce voyage chez les pêcheurs de perles,


Saint John Philby et son château fort.

n’appartiendra à l’Angleterre, et tout, jusqu’au fond des mers, dépendra de ses hommes masqués. Malheur au petit oiseau qui folâtre d’aventure dans ce ciel oriental ! Fonçant sur lui, la nation qui plane le secouera jusqu’à la dernière plume de son plumage !

Philby avait commencé sa remarquable vie au service du gouvernement des Indes. Comment des Indes, glissa-t-il vers les pays arabes ? Seule l’occasion d’une pente irrésistible pourrait sans doute l’expliquer. Pendant la guerre, on le trouve déjà en Mésopotamie dirigeant les finances. À cette époque, l’Angleterre jouait grosse partie en Orient, créant un royaume : le Hedjaz ; un roi : Hussein ; promettant aux fils de ce roi : Damas, Bagdad, Amman. Elle levait déjà la main pour montrer à tous la carte imbattable, quand Philby, surgissant du cœur de l’Arabie, dressa devant elle sa tête de Méphisto et lui dit : « Tu te trompes, ta carte ne vaut rien ; l’atout, le voici ! » Et de sa poche il sortit un émir qui vivait en contrée inconnue et dont personne, dans le reste du monde, n’avait entendu parler : Ibn Seoud, du village de Riad. Alors, M. Saint John Philby fut mis dans un bateau et dirigé sur Londres. Les augures l’attendaient. L’homme mystérieux sortit de nouveau sa carte. Chacun l’examina longuement, lord Curzon le dernier. Cela fait, le lord dit au prestidigitateur : « Monsieur, vous êtes un dément », et il lui rendit le carton. Philby remit son chapeau, chercha un bon hôtel, et, là, commanda une bouteille de bordeaux rouge. À peine avait-il fini de la boire que la première querelle éclatait entre le roi des augures et le candidat du pauvre agent rasé à l’Arabe d’Arabie. Le buveur de bordeaux fut ramené dans le cabinet où les quatre murs lui répétaient qu’il était un fou. Tous les joueurs de l’autre partie l’attendaient. La pauvre carte que l’obstiné jeta sur le tapis ne tarda pas à être entièrement recouverte. Les augures, cette fois convaincus, rirent au nez de l’Anglais amateur de vin français. Philby devait revenir une troisième fois dans le même cabinet. Sa carte, battue à Londres, gagnait en Arabie. Son Ibn Seoud culbutait leur roi Hussein. Puisque la folie régnait, on rappela les sages, et le « fou » fut chargé des intérêts de la Grande-Bretagne.

La forteresse de Philby ne paraissait pas accueillante. Véritables colonnades, des piles de pneus s’élevaient de la porte jusque dans le couloir. Mais je m’occupais de perles et lui en achetait, peut-être trouverions-nous là un sujet de conversation. J’entrai. Il me sembla d’abord gravir les escaliers secrets de la Conciergerie ou de la Tour de Londres. Combien de jours me faudrait-il pour découvrir Philby dans cette immensité ? Enfin j’atterris sur une terrasse. Quatre singes épouvantables, grands comme des hommes, enchaînés comme des criminels, bondirent sur mes pas. Je portai la main à mon cœur, heureusement il battait toujours, alors, certain de vivre encore, je poussai un long cri. M. Saint John Philby apparut, un sourire infiniment doux sur un masque féroce. Lorsqu’une nouvelle mouche débarque à Djeddah, Philby connaît le but de son voyage, le nom du père de la mouche et celui de la mère. C’est vous faire comprendre que je n’eus pas besoin de lui présenter mon extrait de naissance.

— Je viens saluer, lui dis-je, le roi de l’Arabie.

— Vous voulez être reçu par Ibn Seoud ?

— Mon cher confrère (Philby est aussi journaliste), le roi de l’Arabie, c’est vous !

— Moi ? Je vends des balances, de la quincaillerie, des pneus, des autos et des voitures d’enfants !

Il faut compléter le portrait de Philby, le romanesque n’y perdra point. Philby n’est plus officiellement un agent de l’Intelligence Service. Il a pour ainsi dire percé le plafond de la vieille institution. Lui-même se dit Freelance (franc-tireur). L’empire indépendant d’Arabie, composé des royaumes du Nedj et du Hedjaz, possède un empereur, des vice-rois et des ministres à la mode européenne. Au-dessus de tout, et pour ce qui regarde les rapports de l’empire avec le reste du monde il est un ministère secret, nébuleux, une espèce de chambre noire diplomatique que l’on pourrait appeler le ministère des Avis. Philby, citoyen anglais, freelance des intérêts britanniques, en est le ministre. Le Nedj, c’est Philby. Le Hedjaz, c’est Philby. Tout ce que pense, tout ce que décide, tout ce que fait le roi Ibn Seoud, c’est du Philby. Il joue son jeu avec la plus lucide des intelligences, faisant la part arabe même contre l’Angleterre, comme les pompiers font la part du feu. Il indique à Ibn Seoud la façon dont il marquera des points contre la France, l’Italie, la Turquie. La défense hargneuse de l’Arabie contre l’Europe, c’est Philby. Son orgueil sans mesure, c’est Philby. L’instigateur de la solution syrienne vue d’Arabie (nommer roi de Damas le second fils d’Ibn Seoud), c’est Philby. Celui qui veut faire régler par les armes d’Ibn Seoud le compte du Yémen, parce que le roi du Yémen ne peut regarder sans colère un citoyen anglais, c’est Philby. Philby est l’inventeur d’une nouvelle manière de conquérir : plus de cuirassés, plus d’expéditions, un portier ! Un portier géant, génial, qui élèvera une porte à l’entrée du pays convoité, se couchera en travers, en interdira l’accès à tous les curieux et, enfin, le jour venu, quand on y aura trouvé du pétrole par exemple, l’ouvrira aux nobles enfants de son pays. Saluons bien bas Saint-John Philby, c’est un monsieur.

— Ainsi, mon cher confrère, vous êtes dans la quincaillerie ?

— C’est d’un bon rapport. Je vends aussi des pompes pour l’agriculture. Je me livre au commerce en général, si vous préférez.

— Et vos affaires marchent bien ?

— J’ai de la satisfaction. Je suis aussi journaliste. Je ferai un article sur votre passage dans le Near East.

— Et moi je raconterai votre histoire dans Le Petit Parisien.

— Est-ce un exemple à donner aux enfants qui n’ont pas encore toutes leurs dents ?

— Philby, je vais chez les pêcheurs de perles ; ne pourriez-vous me recommander, là-bas, de l’autre côté ?

— M’offrirez-vous une bouteille de bordeaux, à mon passage à Paris ?

— Et du rouge !

— Alors, allez en paix. Mais les perles, cher confrère, surtout quand on les cherche trop près des côtes, cela porte malheur !

C’était un avis que je devais transmettre — du moins l’ai-je supposé — à Chérif Ibrahim, mon compagnon, autre homme mystérieux.