Péguy (André Suarès)/Chapitre VII

Émile-Paul frères (p. 81-94).


VII


Sous Meaux, à la boucle de la Marne, sertie de si purs coteaux, je veux visiter Péguy une fois encore, et les champs où il est mort, face à l’ennemi, et le premier jour de la sublime bataille. La victoire commence ici. Elle est toute ici. Péguy et ses hommes sont les assises de la France nouvelle : la victorieuse est née de ces victorieux. Qui pourra jamais vous aimer assez, héros innombrables, martyrs de l’Ourcq, saints de la Marne ? Vous avez confessé notre foi. Pour nous, vous avez payé. Et nous vivons par vous.

Je revois le faubourg d’Orléans où il est né, et le pays de Loire où il a grandi. Il aimait la Beauce entre toutes les provinces, à cause du blé, de la plaine et de Notre-Dame, la plus pure des cathédrales, sur le plateau de Chartres, partout à l’horizon. Comme il aimait la Beauce, il admirait la Brie. Ces deux terres sont bien les siennes, désormais : sorti de l’une, il est rentré dans l’autre. Là, il dort, en grand laborieux.

§

Laborieux, laboureur.

Terres admirables, et qui se répondent, en effet, comme la strophe et l’antistrophe de la même ode. Entre les deux, il y a le dire du héros, la plus haute volée de la cité et de l’homme : Paris.

Brie et Beauce, mêmes labours, mêmes meules. Ici et là, des coteaux ; mais plus lointains en Beauce ; plus proches et plus fréquents en Brie. Plus de vin en Beauce, et plus de lait en Brie. La divine lumière de France, ce sourire de l’esprit, est plus douce en allant vers la Loire, plus spirituelle vers la Marne. L’air, l’horizon, les eaux, tout est plus lent et plus large aux bords de la Loire ; tout est plus vif et plus aigu au nord de Paris. Mais c’est le même bonheur, la même cadence, puissante sans effort, profonde sans y toucher, délicate et exquise. Aux bords de la Loire, la France est une jeune femme qui jouit de son amour. Entre la Seine et l’Aisne, c’est une jeune fille amoureuse et passionnée, qui sourit. Là, elle baise un doux enfant, blond comme elle. Ici, elle baise un amant, et elle enveloppe son émotion d’un demi-rire qui les ravit tous deux. Les petites villes d’Italie sont les plus belles. Mais les villages de France sont les plus beaux.

§

Péguy, je pense à vous, pensant aux paysans de France. Vous êtes mort pour ces horizons, pour ces labours et pour tous ces pays-là. Devant les casses même, vous étiez l’homme de la terre. L’artiste peint le sillon, et l’homme de la terre le trace pas à pas.

Il a donné sa vie pour la victoire, et ne l’a pas goûtée ; voilà qui est digne de lui encore, et de sa fatalité.

Souvent, quand nous parlions de nos destins, l’un et l’autre, il répétait un mot que j’ai dit, il y a longtemps : « Nous sommes posthumes à nous-mêmes. N’attendons rien, car nous n’aurons rien. Nous ne sommes pas de ceux qui recueillent. » Il souriait ; et il essuyait les verres de son binocle : il avait alors la mine d’un bon prêtre, qui interrompt sa lecture. Il était sûr de finir pauvre et de n’avoir jamais ce que le monde appelle la fortune ou le succès.

§

Le jour de Villeroy copte la cloche : la grandeur de la France l’a mise en branle ; mais elle ne touche pas encore le bord de la victoire. Belles victimes, vous nous êtes plus chères de n’avoir connu du triomphe que la pourpre de votre sang.

Elles nous hantent ; et elles gardent nos lignes. Elles portent ces ravissants peupliers, qui font les routes de l’Ouest si chantantes et si juvéniles : peuplier, le plus libre des arbres. Péguy étreint des jambes et des bras, de tout lui-même, la terre maternelle. Brie et Beauce, les deux mamelles de Paris. Lui, le Beauceron, qui a tant aimé et tant exalté Paris, il devait naître et mourir entre les deux seins paysans qui nourrissent la Ville. Si c’est là mourir. Car ni il ne dort, ni il n’est mort, je vous le dis : il vit. Ô privilège admirable de n’avoir pas perdu l’occasion d’accomplir une immortelle vie.

§

Cher Péguy, je ne te pleure pas.

Il n’y a point de tertre qui puisse me dérober ton visage volontaire, frère mineur et soldat, ni ta bonté d’homme, ni ton front brave et tes braves yeux.


Voici que nous nous tutoyons pour la première fois. L’amitié virile est trop profonde pour n’être pas souvent réservée. Ceux qui furent enfants dans la même maison, perdent seuls cet air distant, qui est la pudeur de l’affection. Vous étiez mon cadet de deux ou trois ans, je crois ; mais nous ne nous sommes bien connus qu’après la trentième année.


C’est toi qui vis. Et pourtant je te cherche. Tu nous manques. Tu fais grandement défaut à ton pays.

Après le triomphe, tu fusses rentré dans l’ombre. Et ceux qui se font ventre de tout, eussent pris ta gloire à leur compte, comme ils font aujourd’hui.

On t’eût donné une croix, et on t’eût renvoyé à la tienne. On t’eût laissé regagner ta cellule de pierre, ta petite chapelle de grand orgueil et de parfaite modestie.

Mais quoi ? Plus que jamais, tu eusses paru la conscience de ces sages et de ces habiles qui en ont si peu. Il fallait que tu fusses là, témoin familier et sévère. La France en était plus forte. Le monde en était plus vrai, plus solide et meilleur.


Cependant, j’ai tort de lamenter ton absence. Tu es présent : et c’est pour toujours l’être, que tu es mort. Tu as donné l’exemple de l’éternelle présence.

Tu ne peux que grandir : quel autre moyen de vivre ? ou quelle autre raison ? Tu aurais ajouté dix volumes à tes Mystères : tu les as tous accomplis. Ta cathédrale à la Bonne Lorraine est bien plus belle, depuis qu’à ta mesure tu es mort comme elle. Et comme elle a vécu quelques mois, tu as su vivre quelques jours.

Tu ne mourras pas. Il est un don d’immortalité dans une mort comme la tienne. Elle décerne la même couronne à ton œuvre et à ta vie.

On te verra toujours patient, toujours acharné, saint de besogne, passionné pour tout ce qui vaut la peine de vivre ; voué à tout ce qui fait croire, faiseur d’hommes, instituteur de bonne doctrine, humble et simple d’aspect, homme de souci, piéton sans fanfare, grand par l’esprit, plus grand par la qualité de l’âme. Ton caractère ne craint rien du temps. Tu es fondé sur la bonne terre de France, plus que sur le marbre et le granit.

Tu es sauvé. Sur ton corps sacrifié, la mort a mis le sceau de la vie éternelle : tu l’as, comme tu l’as méritée, et comme tu y croyais.

Ton Dieu n’est pas trompeur. Il est pour toi comme tu fus pour lui.

Tu as toujours été dans la milice. Tu es à présent dans le triomphe. Adieu, Péguy.



Vois comme tu nous es proche. Nous ne pouvons nous séparer de toi.

Tu es le seul vivant en qui j’ai trouvé une grande âme : le seul, dis-je, entre les scribes et les docteurs. Car j’en sais d’autres, j’en vois de toutes parts, qui chantent et qui brûlent, qui furent marins, soldats ou paysans. Pour te peindre avec eux, pour les peindre avec toi, il ne faut ni or, ni azur, ni traits éblouissants : il ne faut que de ton sang.

Nous en sommes comme arrosés par tout l’amour qui nous unit à vous.

Tu aimais la gloire passionnément : tu l’as plus pure que toute gloire humaine. Ta grandeur est celle de la nation grande entre toutes.

On ne te séparera plus de la Marne et de la bataille la plus sainte de tous les temps. Tu as été part glorieuse dans la victoire du cœur et de l’esprit.

Et quand j’ai cherché à célébrer, moi prêtre, l’office de la bataille sublime, c’est toi qui m’es venu devant les yeux : c’est à toi que j’ai naturellement élevé l’action de grâces. Si quelque Dieu a béni les oriflammes de la patrie, sa bénédiction a cherché ces étendards, parce qu’ils étaient les vôtres, et dressés par des mains pareilles à tes mains.

Dors bien, Péguy, avec tes frères. Dors vivant dans ton sacrifice. Pour moi, je t’envie.

Tant qu’il y aura une France, elle te rendra la vie que tu lui as donnée. Elle te serre sur son cœur. Elle t’aime comme un de ses fils les plus vrais et le plus dignes d’elle. Et la France, ici, est Notre-Dame du genre humain, celle qui porte son Dieu, qui souffre et qui parle pour lui.


7 Juin 1915.