Les Éditions G. Crès et Cie (p. 29-38).

MOYEN ÂGE

Les rois barbares ne doivent pas avoir connu, même de réputation, le passé grec ; en tous cas ils ne s’en souciaient point. Théodoric voulant plaire au peuple romain lui offrit en 509 une réplique appauvrie des Jeux du Cirque pour laquelle il sembla surtout préoccupé de dépenser le moins possible. Quant à Charlemagne, il chercha à restituer les splendeurs des Thermes. Bon nageur lui-même, il avait parfois jusqu’à cent invités dans sa piscine d’Aix-la-Chapelle et, raconte Éginhard, ce n’étaient pas seulement des grands, mais aussi des soldats de la garde[1]. La tentative fut sans lendemain ; du reste la Gaule romaine ne s’était point éprise du sport si propre pourtant à exalter le tempérament celte[2]. Les Francs ne furent que de rudes chasseurs. Les ruines accumulées par la barbarie durant quatre siècles étaient peu favorables à une renaissance de la culture corporelle. On avait trop de peine à vivre pour s’occuper d’orner et d’embellir la vie. Pour que le sport renaisse, il faudra que, derrière la façade d’une institution germanique, se rencontrent les coutumes féodales et l’action indirecte de l’Église.

La chevalerie.

Il est hors de doute que la « remise des armes » au jeune germain telle que Tacite la décrit ne soit l’origine de la chevalerie. Or cette remise ne se faisait qu’à ceux reconnus « capables de porter les armes ». Comme elle était un signe de virilité et de noblesse à la fois, l’émulation est née parmi les candidats et vite devenue intense. C’est le germe du « baccalauréat musculaire » que passera le jeune chevalier avant d’être admis. Et pour s’y préparer, suivant encore une coutume germanique, il s’attachera en qualité d’écuyer à un chef éprouvé dont il sera en quelque manière le soldat, l’ordonnance, joignant un service personnel à des corvées d’écurie, de dressage et d’entretien des armes. La féodalité qui est toute basée sur ce principe de l’attachement de l’homme à un autre plus puissant qui le protège en échange de services — la féodalité tend à multiplier une telle pratique. Et ainsi la chevalerie s’organise. Voici maintenant l’Église pour lui fixer sa mission et la consacrer, l’Église à laquelle il va arriver cette étrange aventure qu’ayant anéanti l’athlétisme antique, elle aide à en faire surgir un autre qui lui échappera promptement et méritera bientôt ses censures répétées.

Le chevalier est armé pour la justice et pour le droit ; on lui confie la protection du faible, de la veuve et de l’orphelin ; il représente une sorte de police à cheval au sein d’une société rude et violente. Le prêtre bénit ses armes ; la religion est partout autour de lui, mais pour les prouesses qu’on lui demande, il faut bien qu’il s’entraîne[3]. La passion sportive s’empare ainsi de lui, le soulève et, à travers lui et par lui, va se répandre sur toute l’Europe occidentale d’Allemagne en Espagne, d’Italie en Angleterre, la France servant de carrefour central au mouvement.

Les tournois et les joutes.

Dès 1130 le pape Innocent ii fait entendre au Concile de Clermont des doléances qu’Alexandre iii renouvelle en 1179 au Concile de Latran, contre l’abus des tournois. Ce sont de vraies batailles et si fréquentes qu’il faut, dit un contemporain, en compter « un par quinzaine ». Le « tournoyeur professionnel » est né et déjà l’amour du gain le guette. Car dans ces batailles, on garde le cheval dont on s’est emparé sur le cavalier qu’on a réussi à désarçonner et celui-ci doit le racheter. S’il s’est laissé prendre lui-même, il doit encore payer sa propre rançon. Le village où se font le soir du tournoi ces étranges règlements de comptes présente l’aspect le moins recommandable. On cite un tournoyeur renommé qui se trouvait, au sortir de tel tournoi, possesseur de « douze chevaux avec selles et agrès » : toute une fortune. Rendons pourtant cette justice au moyen âge que l’esprit de lucre ne parvient à aucun moment à y tuer l’esprit sportif qui garde une intensité et une fraîcheur supérieures probablement à ce que l’antiquité grecque elle-même avait connu.

La chevalerie était aristocratique en son principe ; un « villain » pourtant pouvait être armé chevalier et cela se vit assez fréquemment. De même les tournois ne se limitèrent point aux chevaliers. Les tournois populaires ne furent pas une rareté. Celui qui, en 1330, mit aux prises les bourgeois de Paris avec ceux d’Amiens, Saint-Quentin, Reims, Compiègne et autres lieux, peut être considéré comme un modèle du genre. L’équipe parisienne qui comptait trente-six cavaliers l’emporta. Nombre de lances furent rompues « pour l’honneur des dames et l’exaltation de courtoisie ». Ce fut un maître des comptes qui obtint le premier prix. Un bourgeois de Compiègne eut le prix de la province ; comme il gisait au lit avec une jambe cassée, une jeune Parisienne, fille d’un drapier, alla le lui porter en le complimentant sur sa vaillance. En autorisant le tournoi[4], le roi Philippe de Valois avait recommandé « qu’il n’y eût pas d’émotion parmi le peuple ». C’est que depuis 1280, les rois s’alarmant, pour d’autres motifs que les papes, de l’abus des tournois cherchaient par une série d’ordonnances à entraver le mouvement ; ils ne semblent guère y avoir réussi. Eustache Des Champs, dont l’œuvre est pleine de détails pittoresques sur l’époque de la Guerre de Cent ans, se plaint vivement du surmenage physique qui pèse sur la jeunesse masculine ; elle mène, dit-il, une vie « que ne pourraient souffrir chevaux ni ours ».

Du xive au xve siècle toutefois, le tournoi évolue grandement. L’aspect s’en atténue ; des prescriptions plus douces le réglementent. Il est interdit à un chevalier d’y amener avec lui plus de trois écuyers ; quant aux assistants, ils doivent être « sans armes ». (Il paraît que trop souvent le goût de la bataille les gagnait aussi.) La capture des chevaux ou des hommes — et par conséquent la rançon et le rachat — ne seront plus permis. Ces atténuations issues de l’initiative d’Édouard ier d’Angleterre se répandent. Un cérémonial très compliqué et courtois s’établit. On se préoccupe de plus en plus des dames et de leur « ébattement ». Elles président les rencontres et donnent même leur opinion pour en fixer les détails. Le tournoi ainsi corrigé s’aristocratise parce que l’adresse de l’homme et la valeur du cheval y jouent maintenant un plus grand rôle. Il est en route vers son aboutissement purement équestre et tout à fait aristocratique qui sera le « carrousel ».

La joute qui est au tournoi ce que l’unité est au nombre multiple suit un destin un peu différent. Elle oppose l’un à l’autre deux cavaliers seulement qui se rencontrent en un choc unique, prévu et pour ainsi dire mathématique. Ils galopent en sens inverse de chaque côté d’une barrière, la lance en avant. Ou le cavalier ébranlé par le coup sera désarçonné ou bien la lance volera en morceaux. Même avec les lances légères en bois dites « armes courtoises », par opposition aux « armes de guerre », l’ébranlement était terrible[5]. Les armures devinrent de tels monuments qu’il fallait l’aide d’un escalier et de deux hommes pour se hisser à cheval[6]. Les accidents (du moins à « armes courtoises ») n’étaient pas très fréquents, mais la force, l’endurance — et plus qu’il n’y paraît — l’adresse nerveuse dépensées étaient extrêmes. C’était un « furieux plaisir ». La joute dura plus longtemps que le tournoi sans guère changer de caractère. Henri ii de France fut tué comme on sait, en 1559, en joutant contre un seigneur de sa cour.

Jeux populaires.

À côté des joutes et tournois qui sont des « sports combinés » d’escrime et d’équitation, fleurissent des jeux qui méritent vraiment la qualification d’athlétiques et, pour ce, ne doivent être confondus à aucun degré avec les jeux de quilles, boules et autres amusements de plein air en usage en presque tous pays. C’est d’abord la paume jouée avec la main, puis à partir du milieu du xve siècle environ, avec une raquette et se divisant en longue paume et courte paume ; la première en plein air, sans filet, la seconde en salle close avec filet ; elles se transforment, s’affinent. Trois siècles plus tard, en les combinant, le major Wingfield en fera le lawn-tennis. La passion de la paume est générale. Les rois en raffolent, mais les bourgeois aussi. Le journal d’un bourgeois de Paris, au xve siècle, parle d’une femme du Hainaut, nommée Margot, qui vint à Paris et battit tous les hommes sur le terrain dit du Petit-Temple. Un Anglais, Dallington, qui séjourna en France en 1598 décrit le pays comme follement sportif (« very immoderate ») et reproche aux Français d’avoir corrompu l’Angleterre qui les imite en tout et notamment dans leur passion pour les exercices violents[7] auxquels ils se livrent sans souci de l’heure ou de la température. Peut-être sait-il que, quatre ans avant, le lendemain de son entrée à Paris, Henri iv est allé « jouer à la paume tout du long de l’après-dinée » ; et sans doute en augure-t-il que le règne de ce prince sera déplorable !

Plus athlétique que la paume était la soule ou foot-ball, dont les règlements actuels se trouvent en germe très exactement, dans ceux du temps. Elle est violente et les accidents nombreux ; mais on n’en a cure. Tout le monde y joue. Henri ii s’y livre avec entrain et il veut toujours avoir le poète Ronsard dans son équipe. Ce n’est pas que la soule n’ait été très combattue. Philippe v vers 1319, Charles v vers 1369, ont essayé de l’interdire sans y réussir. Les ecclésiastiques eux-mêmes la pratiquaient au sortir de la messe[8] et des soules annuelles de village à village sont mentionnées dans une quantité d’actes du temps. Des plus curieux à cet égard, est le journal du Sire de Gouberville, gentilhomme du Cotentin, qui relate de magnifiques parties (1554) auxquelles il convie ses propres domestiques et les soldats du fort voisin, avec lesquels il dîne démocratiquement ensuite. Le foot-ball n’est guère moins populaire en Angleterre mais il est très mal vu en haut lieu. Sir Thomas Elyot, diplomate lettré, partisan de tous les sports, en excepte celui-là et Jacques ier fait de même dans ses instructions à son fils Henri.

On ne peut clore ce rapide résumé de l’activité sportive moyenâgeuse sans mentionner la « lutte », très prisée de toutes les classes. On connaît la passe fameuse entre François ier de France et Henri viii d’Angleterre, lors de leur entrevue dite du « Camp du Drap d’or ». Or la lutte, sport simple et non coûteux, était par là même l’un des plus à la portée du peuple. Mais les grands se gardaient de le dédaigner.

Le déclin sportif.

Il semble surprenant qu’après cinq siècles d’une si puissante activité sportive, le mouvement ait décliné et se soit éteint rapidement. Les pouvoirs publics qui n’avaient pu, au début, avoir raison de ses excès n’y auraient pas mieux réussi à la fin si des motifs «  extérieurs » n’étaient intervenus. D’abord la Renaissance qui surexcita la haute classe, détourna les uns vers le culte exclusif des choses de l’Esprit et les autres vers les élégances mièvres de la vie de cour. Puis une certaine fatigue musculaire s’était sans doute emparée de tous après s’être emmagasinée pendant cette période de vie physique intense. Enfin et surtout le démocratisme méconnu et pourtant si réel du moyen âge céda la place à des mœurs différentes[9].

Or l’armature de la sportivité moyenâgeuse était essentiellement démocratique[10]. Le chevalier, noble ou anobli, avait beau en être la figure la plus caractéristique et représentative, les sports mêmes dans lesquels il excellait avaient leurs racines dans le sol. C’est la passion populaire, franche et saine, qui les alimentait. Le peuple écarté et détaché, ils devaient s’affadir et se faner.

Si l’on compare, sous le rapport sportif, le moyen-âge avec l’antiquité, c’est cette différence fondamentale qui s’affirme tout d’abord. Il y en a d’autres. L’athlétisme antique s’est affaibli par un spécialisme outrancier ; celui du moyen-âge est demeuré jusqu’au bout éclectique en ses goûts et ses habitudes. Il n’a jamais eu d’assises fixes comme lieux et comme dates, rappelant les Jeux Olympiques ; il est resté à cet égard très fantaisiste d’allures. Il ne fut pourtant pas individualiste comme l’était l’athlétisme antique ; il reposait en général sur le besoin de groupement mais sans atteindre la notion d’association régulièrement constituée et permanente — notion qui sera caractéristique du mouvement moderne. Il a eu pour principaux incitants l’émulation des chevaliers entre eux et l’imitation par le peuple des gestes de ceux-ci. La recherche de la beauté et l’idée civique grecque lui furent étrangères. Enfin on lui doit l’introduction d’une coutume nouvelle : l’appel aux dames pour encourager le sport et couronner les vainqueurs — et d’un idéal nouveau : l’esprit chevaleresque. L’esprit sportif n’était que la loyauté pratiquée sans hésitation. L’esprit chevaleresque est une coquetterie de beau joueur, incitant à avantager l’adversaire à son propre détriment.

  1. Charlemagne était aussi grand chasseur comme la plupart des princes de ce temps. Un chroniqueur inconnu qui vivait à sa cour nous a laissé de ses chasses une description dont les courtisanesques exagérations n’effacent pas complètement l’intérêt.
  2. Il semble étrange que les Grecs de Provence fortement implantés autour de Marseille et en relations fréquentes avec les Gaulois dont ils étaient aimés ne leur aient pas « appris l’athlétisme ». Mais eux-mêmes l’avaient un peu désappris malgré des circonstances climatériques favorables.
  3. Voir Souvenirs d’Amérique et de Grèce, p. 111-112.
  4. Ce qui n’est pas éclairci concernant les tournois populaires, c’est la question des armures. Une armure de choix faite sur mesure coûtait cher et les tournoyeurs occasionnels ne devaient pas en posséder chacun une. Sans doute pouvait-on en louer comme aussi des chevaux de tournoi soit à des entrepreneurs soit à des chevaliers peu fortunés.
  5. Les règlements rééditaient fréquemment l’interdiction de se faire attacher sur sa selle.
  6. Plusieurs musées contiennent de ces armures de joutes très bien conservées et complètes, notamment celui de Nuremberg. On y peut se rendre compte de la position de la lance soutenue par des crochets. Les Allemands perfectionnèrent grandement la disposition de ces armures.
  7. C’est toujours la France qui est le centre, mais dans tout l’occident et aussi en Allemagne il y a « grands ébats » sportifs.
  8. À Auxerre, tout nouveau chanoine devait offrir à la confrérie un ballon.
  9. Aux États généraux de 1484, on entendit en France un député de la noblesse dire que « la royauté est un office, non un héritage et l’État, la chose du peuple, c’est-à-dire de l’universalité des habitants du royaume » de sorte qu’un Édit ne « prend force de loi que par la sanction des États généraux ». Or en 1614 les nobles déclarent « qu’il y a autant de différence entre eux et le Tiers qu’entre maître et valet ». Toute l’évolution entre les deux époques s’inscrit dans le rapprochement de ces deux faits.
  10. Il y a vingt ans dans mes Notes sur l’Éducation publique, j’avais soutenu à tort la thèse inverse.