Les Éditions G. Crès et Cie (p. 11-29).

HISTOIRE DES EXERCICES SPORTIFS

À trois reprises seulement dans le cours des siècles historiques, le sport a joué un rôle considérable dans l’ensemble de la civilisation, conquérant le nombre et s’imposant à l’attention générale : dans l’antiquité par le gymnase grec ; au moyen-âge par la Chevalerie ; dans les temps modernes par la rénovation issue de l’effort réfléchi de Ling, de Jahn, de Thomas Arnold… En dehors de ces trois périodes, le sport n’a été que la distraction préférée d’un petit nombre d’instinctifs ou le corollaire obligé de certaines professions ; les éducateurs qui l’ont alors recommandé au point de vue pédagogique n’ont pas été écoutés.

ANTIQUITÉ

Naissance des incitants sportifs.

D’après Confucius, il y a six « arts libéraux » qui sont : la musique, le cérémonial, l’arithmétique, la calligraphie, l’escrime et « l’art de conduire un char ». Donc pas de gymnastique encore. L’escrime donne satisfaction à l’instinct combatif, mais il ne paraît pas que cet instinct ait suffi à la propager en Extrême-Orient. À remarquer que la première escrime naturelle n’a pu être celle du poing qui demande une contrainte et un assouplissement artificiels préalables. Il était plus naturel à l’homme primitif de s’emparer d’un bâton ou même de lutter simplement corps à corps ou encore de chercher à frapper par le jet d’une pierre. Les escrimes d’Extrême-Orient sont demeurées des spectacles et n’ont donné naissance à aucune institution pédagogique sauf — plus tard, au Japon — le jiu-jitsu.

Dans l’Inde comme en Égypte nous trouvons trace de certains jeux qui nous mettent en présence de l’instinct de jeu[1]. Cet instinct est d’ordre animal ; de jeunes animaux jouent. Même en y ajoutant l’observation de règles conventionnelles, le jeu parmi les humains ne devient pas sportif par lui-même ; il ne conduit pas l’effort au delà du plaisir. Pour qu’il en soit ainsi, il faut une éducation sportive préalable. La chasse a eu manifestement une origine utilitaire. Il a dû en être de même de la navigation. D’ailleurs le monde antique ne construisait point d’embarcations et ne possédait guère de cours d’eau propices au sport de l’aviron.

Avec la pratique de l’équitation, nous touchons à l’orgueil de la vie qui est un incitant sportif. Comme l’a écrit plaisamment de nos jours un américain, le cheval donne à son cavalier « la sensation d’avoir quatre jambes ». Il lui communique la griserie de la vitesse. Or cela est de tous les temps. L’équitation antique s’était grandement développée chez les Perses[2]. Un auteur ancien décrit le dédain avec lequel le jeune Perse dès qu’il a touché un cheval, considère ceux qui vont à pied.

Enfin il faut faire entrer en ligne de compte l’entraînement militaire. Ces peuples ont eu de puissantes armées. Assyriens, Égyptiens, Perses ont connu la valeur de l’exercice musculaire commandé et en ont fait l’application. Nous pouvons par le relevé des étapes indiquées sur les monuments des Égyptiens comme ayant été franchies par leurs soldats en un temps donné, apprécier l’endurance de ceux-ci[3].

D’autre part la médecine, même embryonnaire, n’a pu méconnaître la portée de l’exercice énergique au point de vue de la santé. Ainsi se sont manifestés de bonne heure la plupart des « incitants » à la pratique des sports. En aucun pays pourtant, nous ne trouvons trace d’une véritable conception pédagogique sportive ; rien n’annonce ni ne prépare à cet égard les nouveautés qu’introduira le génie hellénique.

La religion de l’athlétisme.

En Grèce, la recherche de la beauté du corps apparaît très tôt comme un objet digne des efforts de l’homme en même temps que comme un moyen d’honorer les dieux. « Il n’est pas de plus grande gloire pour un homme, dira un héros de l’Odyssée, que d’exercer ses pieds et ses mains ». La société dépeinte dans l’Iliade est déjà fortement sportive : luttes, courses à pied, lancers… compétitions solennelles en vue desquelles chacun s’entraîne et qu’entoure un appareil religieux : la religion de l’athlétisme est née[4].

Elle aura bientôt ses cérémonies périodiques et ses temples pour le culte quotidien. Les cérémonies, ce seront les grands Jeux : Jeux Pythiques, Isthmiques, Néméens et les plus illustres de tous, les Jeux Olympiques. Les temples, ce seront les gymnases, foyers de vie municipale assemblant adolescents, adultes, vieillards autour de cette préoccupation d’exalter la vie de l’humanité qui est à la base de tout l’hellénisme et se reflète si nettement dans sa conception d’un au-delà crépusculaire où domine le regret du séjour terrestre.

Le gymnase grec.

Gymnase vient de gumnos qui veut dire nu ; pourtant les athlètes portaient des caleçons. Pausanias cite un coureur qui perdit la course parce que son caleçon s’était détaché. Au terme gymnase, Vitruve, Celse et Pline l’Ancien préfèrent celui de palestre (de palé lutte). Quant au terme athlète, il a pour origine athlos qui signifie récompense, ce qui indique bien l’idée fondamentale de concours et d’émulation.

Le gymnase était un vaste ensemble de constructions et d’espaces découverts, enchevêtrés et généralement reliés par des portiques. Salles d’escrime, salles d’hydrothérapie, salles de paume, salles de conférences, promenoirs, promenades, terrains de concours, le gymnase contenait tout cela et dans de larges proportions. Sparte eut, dit-on, les plus parfaits, avec cette originalité que les femmes y furent admises au même titre que les hommes. Tel n’était pas le cas dans les autres cités. Les gymnases d’Athènes, le Lycée, l’Académie, la Canopus, le Cynosarges (ce dernier fréquenté par des gens du peuple, les bâtards, les étrangers et les affranchis) furent célèbres, de même que le Cranion à Corinthe. Platon enseigna à l’Académie et Aristote au Lycée. Il va de soi que, dans les petites villes, le gymnase était organisé sur un plan modeste et simplifié. Le personnel des grands gymnases comprenait d’ordinaire : le gymnasiarque ou directeur général, l’agonistarque ou directeur des concours publics, le gymnaste ou professeur avec son moniteur ou pœdotribe, etc. Un médecin était attaché à l’établissement.

L’enseignement englobait la gymnastique (courses, sauts, lancers, grimpers, travail des haltères), l’escrime, la lutte, le pancrace et le pugilat ; enfin en manière d’annexes, la sphéristique et l’orchestique.

Les coureurs antiques arrivaient à de belles performances. Avant la bataille de Marathon, Athènes envoya demander du secours à Sparte le coureur Phidippide qui, dit-on, accomplit le trajet en deux jours. Antyllas cite trois sortes de courses : en avant, en arrière, en cercle. Il semble que la course ait cessé par la suite d’être un sport aristocratique : de même les sauts sur lesquels nous avons peu de données. Les lancements du javelot et du disque (ce dernier surtout) qui mettaient en valeur la grâce et la beauté des athlètes et provoquaient les applaudissements de la foule étaient fort prisés de ceux qui y réussissaient. La corde lisse semble avoir été d’usage fréquent. Les haltères étaient de formes variées mais ils ne paraissent pas avoir ressemblé aux nôtres ; c’étaient en général de grosses boules rondes munies d’anses ou bien des masses oblongues avec un creux où passer la main ; on faisait aussi usage de pierres. Les haltères (de allomaï, sauter ?) s’employaient pour accélérer le saut. Aristote et Théophraste prétendent que l’aide qu’y trouvait le sauteur était considérable. Vérification faite, cela ne pourrait se soutenir que s’il s’agit d’haltères très légers et de sauts à pieds joints.

L’escrime antique a toujours été handicapée par l’absence du masque à treillis. La veste et même le fleuret auraient peut-être pu être suppléés mais non le masque auquel il ne semble pas qu’on ait songé. On distinguait la Sciamachia (littéralement : escrime contre une ombre, et la Monomachia escrime contre un adversaire vivant) ; la première se faisait dans le vide ou contre un obstacle tel qu’un pieu planté en terre ; la seconde avec des armes de bois se composait le plus souvent de simples feintes.

La lutte ressemblait beaucoup à celle que pratiquent les modernes : lutte debout dans laquelle il fallait que l’un des lutteurs eût trois fois perdu pied ou mis un genou en terre pour être déclaré vaincu — lutte à terre qui rappelait notre style libre plutôt que notre style dit gréco-romain et se poursuivait souvent jusqu’à ce que le vaincu eût demandé grâce.

Le pugilat était une boxe anglaise à poings nus ou peut-être revêtus d’une enveloppe amortissante bien qu’à cet égard l’incertitude règne[5]. L’Iliade décrit un combat de boxe au cours des jeux célébrés pour les funérailles de Patrocle ; un autre récit bien plus détaillé existe dans l’Énéide (ve livre) ; on y retrouve nombre de passes de la boxe actuelle, notamment l’esquive.

La question du ceste a été très discutée. Le ceste, lourde courroie en cuir garnie de lamelles de plomb et enroulée autour du poing et de l’avant-bras, devait rendre le combat ainsi livré non seulement sanglant mais meurtrier. De tels combats étaient certainement assez rares comme le furent les prize-fights en Angleterre au xixe siècle. Il convient de remarquer de plus que le poing ainsi alourdi perdait toute aptitude aux coups directs rapides ; le jeu devait consister surtout à rechercher le coup de massue de préparation lente et par conséquent plus aisé à éviter, mais terrible évidemment dès qu’il atteignait son but.

Il y avait encore le pancrace, combinaison de lutte et de boxe où les coups de pied, — autorisés, — devaient très probablement servir, comme dans la boxe française moderne, à tenir l’adversaire à distance. Tous ces sports sans doute étaient brutaux. Pourtant nous voyons des médecins illustres comme Gallien et Hippocrate recommander le pancrace et Platon en faire grand cas, l’admettant même pour les femmes tandis que Properce affirme que les jeunes lacédémoniennes s’adonnaient régulièrement au pugilat. Il faut bien admettre dès lors que, pratiqués en combat par des spécialistes[6], ils ne l’étaient qu’en leçon ou en « assaut réglementé » par le grand nombre de leurs adeptes. N’oublions pas que le « punching ball » fut connu des Grecs. C’était un gros ballon (corycos) rempli de graines ou de sable selon la force de ceux auxquels il servait d’engin d’entraînement ou d’exercice.

Dans beaucoup de sports grecs sinon dans tous apparaît la préoccupation d’accroître la difficulté tandis que les modernes cherchent à faciliter à l’athlète son effort ; nous pensons par là rendre le geste plus parfait ; eux pensaient le rendre plus énergique : piste de sable pour les coureurs au lieu de piste cendrée, sandales doublées de plomb pour courir ou sauter au lieu de chaussures ultra-légères et ainsi de suite. Un de nos boxeurs qui pratiquerait le ceste compromettrait sa forme et la rapière allemande tend à rendre inapte au fleuret. Toutefois on peut se demander si la théorie des « impedimenta » ne contient pas une part d’exactitude et si elle ne serait pas susceptible d’applications heureuses, même de nos jours.

La sphéristique des Grecs comprenait tous les jeux de balle : ils étaient légion. La dimension de la balle et les règles du jeu se différenciaient indéfiniment sauf en ce qui concerne la raquette qui ne semble pas avoir été employée dans l’antiquité. Les jeux de balle n’étaient pas tous traditionnels ; les professeurs s’ingéniaient à en inventer de nouveaux pour satisfaire leur clientèle ou bien ils retouchaient et perfectionnaient les jeux en usage. La vogue de ces jeux fut intense mais surtout parmi les enfants et les personnes d’âge mûr ainsi que l’atteste ce vers de Martial : « Folle decet pueros ludere, folle senes. » Les jeunes gens dédaignaient au contraire un sport qu’ils ne trouvaient pas assez athlétique.

Quant à l’orchestique, c’était l’ensemble des danses mais ce mot n’avait pas alors le même sens qu’aujourd’hui. Aristote définit la danse « l’art de traduire par une gesticulation variée et rythmée les caractères, les passions et les actes des humains ». La rythmique de Jaques Dalcroze peut en donner une idée probablement assez exacte.

Tel était, en résumé, l’enseignement donné dans les gymnases.

Les Jeux Olympiques.

Il est probable que la création des Jeux Olympiques fut due aux Pisates, premiers possesseurs de la vallée de l’Alphée. Mais les Olympiades ne commencèrent à compter que du jour où Iphitos, roi d’Élis, conclut avec Lycurgue la convention établissant autour des Jeux une « trêve sacrée »[7]. Dès lors la ville d’Élis reçut la direction des concours et l’Élide devint territoire neutre et inviolable. La première Olympiade date de l’an 776 avant J.-C. Pendant près de douze siècles, elles furent célébrées avec une régularité que ne troublèrent guère les événements les plus graves. Au moment où se livrait le combat des Thermopyles, les Grecs se trouvaient assemblés à Olympie. Cependant il advint parfois que des contestations surgirent. Ce fut le cas pour la 8e Olympiade (748 av. J.-C.) dont les Pisates reprirent la direction aux Éléens ; lors de la 104e (364 av. J.-C.) la trêve sacrée fut même rompue.

Le programme, au début, ne comportait presque que la course à pied en vitesse qui se courait sur la longueur du stade, soit 180 mètres[8]. Vinrent successivement s’y ajouter la double course, la course de fond (4600 mètres environ), le pentathlon (en 708), le pugilat (en 688), la course de chars à quatre chevaux[9] (en 680) le pancrace (en 648) ; puis à partir de l’an 632 les concours pour enfants ; enfin, en 396, les concours d’art. Il semble qu’on ait pendant longtemps tenu, pour rester fidèle à la tradition, à épuiser le programme en une seule journée. Mais en 472 les concours ne purent se terminer que fort avant dans la nuit et la durée des Jeux fut alors portée à cinq jours. Cela montre en tous cas que les concurrents ne furent jamais très nombreux et que leur spécialisation était extrême[10]. Le pentathlon dont l’apparition introduit dans l’histoire sportive les « sports combinés » comprenait la course, la lutte, le lancement du disque, le saut et le pugilat auquel par la suite fut substitué le lancement du javelot. Il ne paraît pas qu’on ait compté par points ; le vainqueur devait sortir premier des cinq épreuves successives. Nous ne savons pas exactement comment se faisait l’élimination.

La qualification du concurrent aux Jeux Olympiques était à la fois ethnique, sociale, morale et technique. Il devait être de pure race hellénique, n’avoir commis ni crime, ni impiété, ni sacrilège et une fois « accepté » comme candidat, s’être soumis, après un entraînement de dix mois, à un stage de trente jours à Élis pendant la période précédant les Jeux. Il y a là une gradation de garanties que le monde moderne n’a jamais relevées. Au début les Doriens, les Éléens et les Arcadiens étaient seuls convoqués. Ce fut un Éléen, Corœbos, qui remporta le prix de la course à la ire Olympiade. Mais dès le milieu du viie siècle avant Jésus-Christ, tous les Hellènes furent admis. Ils le furent seuls, en règle générale, jusqu’à la conquête romaine. Tibère, le premier des non-Hellènes, remporta un prix (course de chars). Lors de la 290e Olympiade (385 après J.-C.) qui devait être l’avant-dernière, le vainqueur au pugilat fut le prince héritier d’un royaume arménien.

Il est impossible d’entrer ici dans le détail des cérémonies et des solennités auxquelles donnaient lieu les Jeux Olympiques. La religion, l’art, le symbolisme philosophique ou patriotique y régnaient perpétuellement, engendrant comme une exaltation de tous les sentiments et de toutes les pratiques qui servaient de base à la cité grecque. Les historiens ne sauraient trop étudier ce qui concerne ces grandes fêtes de l’Hellénisme.

Les Jeux Olympiques furent supprimés par un édit de l’empereur Théodose en 392. Le christianisme vainqueur voyait en eux une institution païenne. En 426, Théodose ii, par un édit sacrilège, ordonna la destruction des temples et édifices que, dans l’intervalle, les hordes d’Alaric avaient pillés mais non détruits. L’édit ne fut que partiellement exécuté, mais les tremblements de terre de 522 et 551 et les inondations du Kladeos que ne retenaient plus les digues préservatrices achevèrent le désastre. Olympie disparut et on perdit jusqu’à ses traces. Retrouvée en 1829 par le corps expéditionnaire français venu au secours de la Grèce ressuscitée, elle fut exhumée de 1875 à 1881 par l’école allemande d’archéologie aux frais du futur empereur Frédéric iii ; 130 statues ou bas-reliefs, 13.000 bronzes, 6.000 monnaies, 400 inscriptions, 1.000 terres cuites et 40 monuments furent inventoriés[11].

Il n’y a rien de particulier à dire des Jeux Néméens qui avaient lieu tous les trois ans dans la vallée de Némée en Argolide et devinrent importants surtout à partir de la première guerre gréco-perse, non plus que des Jeux Isthmiques célébrés dans l’isthme de Corinthe ou des Jeux Pythiques dont Cressa fut le théâtre tous les cinq ans à partir du vie siècle. Toutes ces manifestations étaient des répliques des Jeux Olympiques mais de moindre importance. La course qui cessa d’y figurer fut rétablie aux Jeux Isthmiques et Néméens sous l’empereur Hadrien.

Excès et déformation.

Une institution quelconque ne dure pas mille ans sans se modifier et se déformer. Rien n’est plus instructif que d’étudier les péripéties sportives de l’antiquité. La gradation naturelle s’y révèle. On voit avec le succès se développer la complication et le spécialisme d’où sortent bientôt le professionnalisme et la corruption. L’esprit sportif, cet « aïdos » dont Pindare écrit que son pire ennemi est le désir du gain, se trouve vite mis en péril. La grandiose époque des guerres contre les Perses provoque un sursaut d’énergie et — si l’on peut ainsi dire — de purification sportives mais bientôt l’effet s’en atténue et le mal reprend. Ce sont alors les exagérations de l’entraînement ; l’athlète aux mains d’entraîneurs et de « managers » tend à devenir un être anormal vivant du sport comme ceux qui s’occupent de lui. C’est le mercantilisme… Callipos, l’Athénien, achète ses adversaires qui lui laissent gagner le Pentathlon (332 av. J.-C.) ou bien[12] Crotone et Sybaris s’efforcent par d’énormes subventions de monopoliser pour leurs fêtes les champions les plus renommés. C’est le fonctionnarisme… le gymnase et le stade se remplissent de « dirigeants » tandis que le Code des règlements devient chaque jour plus détaillé et plus complexe. Ce sont les querelles de méthodes… Sparte fait bande à part parce qu’elle désapprouve la « tendance scientifique » qui prévaut. La médecine veut mettre la main sur le sport et le régir à son profit. Les médecins lui donnent des lois et comme dit le prof. Strehly, « reconnaissant tout le parti qu’ils en peuvent tirer, en font leur bien propre et l’enferment dans un cycle de prescriptions ». Plus tard, Gallien, médecin de Marc-Aurèle, longtemps attaché à un gymnase de Pergame voudra faire croire que la gymnastique n’a guère été connue avant le temps de Périclès. Olympie subit une transformation concomitante. Les Jeux sont entourés d’une sorte de vaste foire où s’entassent les curiosités et les spectacles : il faut toujours du nouveau, du sensationnel, à cette foule énervée et bruyante. À plusieurs reprises pourtant s’esquissent des mouvements de salutaire réaction mais peu à peu l’opinion se détache et se détourne ; la religion athlétique perd ses fidèles : elle n’a plus que des clients.

Rome et Byzance.

Certains généraux grecs, avant la bataille, faisaient combattre sous les yeux de leurs troupes des prisonniers de guerre ; le vainqueur recevait la liberté. On trouvait que ce spectacle entretenait le moral des soldats. Il semble qu’un usage semblable ait existé chez les Étrusques à l’occasion des funérailles des chefs militaires. En tous cas, ce fut l’origine des combats de gladiateurs, devenus la distraction favorite du peuple romain. Le premier de ces combats eut lieu à Rome l’an 490 av. J.-C., la première année des guerres puniques. Or huit siècles plus tard, saint Augustin dans ses Confessions déplore l’indestructible passion de son ami Alype, à Carthage, pour ces combats dont il croyait avoir réussi à le détourner : « à peine eut-il vu couler le sang qu’il en devint comme avide, s’enivrant de ces voluptés sanguinaires. » On peut se rendre compte par là combien durable et violent fut l’attachement des Romains aux Jeux du cirque[13] et de quelle popularité jouissaient les gladiateurs malgré leur caractère mercenaire et les bas-fonds d’où généralement ils sortaient.

Il arriva maintes fois que des jeunes gens de la haute société se mêlèrent aux gladiateurs ; certains même se déclassèrent légalement pour pouvoir embrasser cette profession. Horace et Properce parlent de chevaliers servant comme gladiateurs au cirque. Suétone et Dion citent de jeunes nobles qui s’employaient à former eux-mêmes des gladiateurs. Il y eut du reste des combats publics mettant aux prises des amateurs. On vit des sénateurs et même un empereur descendre dans l’arène par désir des applaudissements. À un moment, un senatus-consulte vint interdire aux « fils et petits-fils de sénateurs » la participation aux Jeux de gladiateurs et Dion raconte que vingt-huit ans plus tard, ce senatus-consulte fut rapporté « à cause de son inefficacité ».

Y avait-il derrière cette activité du cirque une sportivité véritable s’étendant, non comme en Grèce à la majorité de la population, mais du moins à une importante minorité ? On ne peut le croire. Le caractère des exercices du Champ de Mars resta toujours exclusivement militaire. C’était une préparation au service : les adolescents y prenaient part uniquement pendant l’époque précédant leur appel ; les hommes mûrs cessaient de s’y intéresser. Si l’on cite Marius et Pompée qui parfois s’y montraient, c’est que justement le fait était rare. Lorsque l’athlétisme grec tenta de s’introduire à Rome, il fut formellement condamné par Caton ; tous les vieux Romains le dédaignaient. Il semble pourtant avoir vécu en annexe dans les Thermes que fréquentait la population. Quand Sénèque se lamente, habitant à proximité des bains, de tous les bruits qui s’y produisent, il cite des boxeurs et des lutteurs parmi ceux dont le voisinage l’incommode. Mais on peut se rendre compte par la lecture de bien des auteurs[14] de la très petite place que cet athlétisme-là tenait dans la vie romaine. Les fouilles, en faisant connaître la disposition intérieure des Thermes, ont corroboré cette impression.

Autres observations : au cirque, ce n’était jamais que le combat armé, donc de l’escrime : une escrime que l’on cherchait à varier, à rendre émouvante et théâtrale pour plaire aux spectateurs. (Exemple : le fameux combat qui mettait aux prises deux hommes, l’un muni d’un bouclier rectangulaire et d’un glaive court, et l’autre armé d’un trident et d’un filet long de deux mètres à l’aide duquel il cherchait à envelopper et à immobiliser son adversaire.) Quant aux Jeux (Ludi Apollinares, Ludi romani, Ludi Sevirales), c’étaient des courses de chars à deux ou quatre chevaux ou des sortes de manœuvres militaires de cavalerie. Rien à aucun moment n’y vint rappeler les Jeux grecs.

Cependant Alexandre avait porté l’Hellénisme jusqu’aux confins de l’Inde. Le prodigieux conquérant d’Ecbatane, de Suse et de Babylone avait fondé Herat, Kandahar, Kaboul… Et conquis à son tour par ses nouveaux sujets, il était devenu un adepte du monarchisme oriental sans pour cela se détacher de cet humanisme grec qu’il prisait au-dessus de tout. Aussi sur ses traces avaient germé les institutions helléniques et, parmi elles, le gymnase était au premier rang. Nous n’en pouvons douter lorsque nous voyons un siècle plus tard Antiochus, souverain d’un de ces royaumes hellénisants issus du démembrement de l’empire d’Alexandre, s’emparer de Jérusalem et voulant l’helléniser, y fonder en premier lieu… un gymnase. Il ne réussit pas d’ailleurs. L’Égypte et la Judée incarnent les deux seules civilisations qui résistèrent à la civilisation grecque et ne furent qu’à peine entamées par elle. Mais Séleucie, Antioche, Pergame, Nicomédie, Tarse, Éphèse, Thessalonique furent des foyers d’un hellénisme intense et l’olympisme, même affaibli et corrompu, y vibrait encore.

Comment se fait-il dès lors que Byzance devenue capitale d’un empire qui, encore latinisé au temps de Justinien, retourna de plus en plus à ses origines grecques, n’ait pas été à son tour une puissante métropole sportive ? Le geste de Théodose à Olympie nous l’explique. Le christianisme grandissant poursuivait en l’athlétisme une institution non seulement païenne de naissance mais qu’il jugeait apte à entretenir et à raviver la mentalité païenne. Il restera certains sportifs comme le jeune empereur Romain ii, joueur de paume et amateur de folles chevauchées qui ébranlèrent son tempérament délicat ou bien le fils de Nicéphore Phocas qui fut tué par son cousin pendant une joute à la lance. Le prestige des exploits sportifs subsistait malgré tout. L’empereur Jean Tsimiscès, habile au javelot comme à la course et capable de sauter « quatre chevaux de front », n’en dédaignait pas l’effet sur la foule et on sait que Basile ier dut l’origine de sa prodigieuse fortune à la façon dont il tomba un lutteur bulgare. Mais ce n’étaient là que de pittoresques détails. L’athlétisme condamné par l’Église n’avait plus ses temples.

Quant aux fameuses manifestations de l’Hippodrome[15], elles n’étaient rien moins que sportives. Les factions hostiles des Verts et des Bleus auxquelles les courses de chars servaient de prétexte à agir, étaient en réalité des sortes de Tammany Halls pour l’exploitation du pouvoir et des places. Elles s’appuyaient sur des milices ou gardes nationales privées, souvent composées de gens sans aveu. La passion du pari et du jeu et tous les désordres résultant d’une pareille organisation emplissent l’histoire de Byzance et des grandes villes de l’empire d’une activité où l’on ne trouve rien de sportif.

Ainsi s’est évanoui l’athlétisme antique. Son histoire est pleine d’enseignements ; elle souligne le rôle prépondérant de la passion sportive individuelle et la valeur des divers incitants qui l’aident à se développer comme aussi le danger des contacts qui la menacent de déchéance ; elle explique la périlleuse nécessité d’un appui de l’opinion, et le duel forcé de l’éclectisme et du spécialisme ; elle rappelle que le temps apporte à la fois à toute institution concours et usure ; elle montre à l’œuvre l’éternel balancier humain qui, toujours en poursuite de l’équilibre, n’arrive à le réaliser que passagèrement sur la route d’un excès à l’autre. Mais elle nous enseigne avant tout que, bien compris et bien dirigés, les sports peuvent constituer la recette virile sur laquelle s’échafaude la santé de l’État. Cette recette-là longtemps perdue de vue va reparaître inconsciemment au moyen âge et consciemment à l’époque moderne.

  1. Dans les attributs du dieu Vischnou figurent une massue et une espèce de disque dans lesquels on a prétendu voir une évocation de l’idée sportive. La chose est inadmissible, cette idée paraissant totalement étrangère aux conceptions philosophiques hindoues.
  2. Les conditions iraniennes y étaient favorables et sans doute aussi l’esprit Aryen si enclin au culte de l’équilibre humain. Il ne serait pas surprenant que l’idée sportive eut existé en germe chez les Aryens primitifs, mais nous n’en savons rien.
  3. Ces étapes auraient été en moyenne de douze lieues (communication de M. Maspero). On possède un document dans lequel un Égyptien se vante d’avoir appris à nager ; ce qui prouve que la chose n’était pas fréquente.
  4. « Les dieux sont amis des Jeux », disait Pindare.
  5. Il est improbable que les Anciens n’aient jamais songé à envelopper le poing pour le rendre relativement inoffensif. Remarquons, en effet, que le gant de boxe peut être remplacé, bien que de façon imparfaite, par n’importe quel morceau d’étoffe enroulé autour du poing ; dès lors cette pratique a dû exister dans l’antiquité.
  6. Avant d’être poète tragique, Euripide avait été champion du pugilat.
  7. Le texte de cette convention gravé sur un disque se voyait encore à Olympie au iime siècle après Jésus-Christ.
  8. La longueur du « stade » (unité de longueur) variait. On distinguait à côté du stade olympique, le stade attique, l’asiatique, (celui d’Hérodote et de Xénophon, de 147 mètres), le routier (de 157 m.).
  9. Il y eut par la suite des courses de chevaux, de poulains et même de mulets. On se demande si les questions d’élevage ne jouèrent pas un rôle à Olympie.
  10. Le fameux Thayllos de Crotone dont Hérodote conte les exploits et qui prit part à la bataille de Salamine était un champion de saut qui gagna en outre deux pentathlons et une épreuve de course, fait évidemment très rare. On a calculé que son record de saut était d’à peu près 16 m. 30, ce qui indiquerait un triple saut.
  11. À l’occasion du 25me anniversaire du rétablissement des Jeux Olympiques (1919) le gouvernement Hellène a promis d’ériger une stèle commémorative de ce rétablissement au centre des ruines d’Olympie.
  12. Un concurrent aux Jeux Isthmiques promit 300 drachmes à son concurrent le plus redoutable pour le laisser gagner, puis refusa de les payer déclarant qu’il aurait gagné de toute façon. L’affaire causa grand scandale.
  13. Le cirque romain était ovale et différait donc essentiellement du Stade grec. Pourtant les Grecs avaient aussi pratiqué la forme elliptique. Si les stades d’Olympie, de Delphes, d’Épidaure, d’Athènes, de Messène, de Cibyra en Lycie affectent la forme classique, celui d’Aphrodisies en Carie est elliptique. Les principaux cirques de Rome étaient le Maximus qu’on prétendait dater de Tarquin, le Flaminius, bâti en 220 avant Jésus-Christ, l’Agonalis édifié par Alexandre Sévère, le Vaticanus dans les jardins de Caligula, mais surtout l’amphithéâtre Flavien au Colisée, bâti par Vespasien.
  14. Voir le Reflet de l’athlétisme dans les œuvres d’Horace (Revue Olympique, janvier 1911). Pourtant Tacite se plaint que la jeunesse « fréquente les gymnases » et un jour que Démétrius le cynique osait s’attaquer à Néron en public, Perse déclare que « la jeunesse musculeuse du prétoire » veut lui faire un mauvais parti mais tout cela s’applique certainement à une minorité où il y a autant de snobs que de convaincus.
  15. L’hippodrome était un stade démesurément agrandi, coupé dans toute sa longueur par la longue plate-forme appelée spina ; il était quasi impraticable à tous autres sports que des courses de chars.