Imprimerie des sourds-muets (p. 258-262).

Épilogue

Paul resta terrassé par la mort de son père. Sur cette douleur navrante, Alix ne voulut pas tout de suite verser la joie : on ne mélange pas deux parfums de prix. Elle était femme, et femme amoureuse, elle saurait deviner quand jeter l’aveu.

Et le moment vint.

Un soir, Paul était assis dans la bibliothèque et revivait courageusement ses souvenirs. La journée avait été pluvieuse et froide, comme il arrive quelquefois au commencement de l’été, un feu léger achevait de brûler dans le foyer.

Absorbé dans sa méditation, l’architecte n’entendit pas entrer sa femme. Celle-ci s’arrêta sur le seuil, et regarda un moment la silhouette de son mari dont le contour s’éclairait par endroit aux lueurs du feu mourant.

— Bonsoir, Paul, dit-elle, si je vous dérange, vous et vos rêves, je me sauve.

— Retirez-vous si vous le désirez, mon amie, mais votre présence était déjà près de moi avant votre arrivée, elle demeurera.

— Alors, comme les présences imaginaires ne peuvent se défendre si elles sont attaquées, au cas d’une offensive je donne corps à celle qui vous tenait compagnie et j’entre sous votre tente, en attisant le feu du bivouac en passant, ajouta-t-elle en faisant rouler du bout de son pied une bûche à demi consumée, dans les cendres qui semblaient éteintes.

Le bois pétilla, puis une flamme claire illumina la cheminée.

— Voyez, dit-elle, le beau feu qui couvait sous les cendres. Il a suffi d’un simple geste pour le rallumer.

— Souvent le geste brûle celui qui l’accomplit.

Alix prit place sur le bras du fauteuil de son mari. Sa tâche lui apparut soudain difficile ; il fallait dire son amour à celui qu’elle aimait, et lui dire pour qu’il le crût. Elle demanda avec une certaine hésitation :

— Dites-moi votre pensée, mon ami, vous semblez morose ce soir, quelle en est la cause ?

— La cause, vous la savez… en partie.

— De toute mon âme, Paul, je compatis à votre deuil si grand.

— De la compassion, songea-t-il, voilà ce qui m’attend.

Il murmura :

— Je vous remercie de votre sympathie. Oui, je regrette la mort de mon père, je la regrette amèrement. Oh je le regrette lui, lui seul, lui que j’ai tant aimé et qui me le rendait. De nous deux, celui qui est parti est le plus heureux. Mon père est allé à celle qui l’aime et qu’il adore… et moi…

Elle laissa tomber de sa voix harmonieuse :

— Paul, mon ami, il n’est pas toujours nécessaire de mourir pour aller à celle que l’on aime… et qui nous aime…

— Que voulez-vous dire ! reprit-il haletant. Alix… il y a des cruautés qui ne sont pas permises !

Elle se leva pendant que tout son amour, à lui aussi, montait dans ses yeux.

— Loin de moi l’idée d’être cruelle, dit-elle, et si je l’étais, croyez-vous que l’oiseau bleu ne fuirait pas, dans ce moment où il voltige si près de vous ?

Il eut un cri :

— Alix !

— Oui, mon bien-aimé, il n’appartient pas qu’aux Bordier d’avoir un seul, un seul et unique amour au cœur…

— Ah, vous m’aimez !… Divine et sainte ivresse, vous m’aimez ! Je le sens, je le vois dans vos yeux, par votre sourire. Tout le chante en vous…

Il la prit dans une étreinte frénétique.

— Votre amour, reprit-il passionnément, il m’enchante… Il nous ravit tous deux, si près l’un de l’autre, dans les bras l’un de l’autre, enlacés, éperdus de joie… Ah que c’est bon !… Que la vie est belle !… et vous êtes adorable… Et vous m’avez toujours aimé, dites que vous m’avez toujours aimé ainsi…

— Oui, je le crois. Lorsque mon orgueil fut disparu, mon amour apparut tel que je vous le donne. Oh, j’ai appris ce que l’amour faisait endurer à ceux qui le maltraite. Il se venge. Mais il donne de grands et crucifiants courages. Paul, si je n’avais entendu votre conversation avec votre père la veille de sa mort, vous n’auriez rien su de mon amour, car, certaine d’avoir tué le vôtre, j’ensevelissais le mien à jamais.

Paul pressa plus fortement sa femme contre lui.

— Adorée ! dit-il, en la couvrant de baisers.

Elle reprit :

— En faisant mon sacrifice, je demandai à Dieu, pour moi sa pitié, pour toi la paix. La bonté divine s’est manifestée bien vite à mon égard, et toi Paul, dis-moi, as-tu la paix ?

— Oh, profonde et complète. Elle folâtre de mon cœur à mon âme et enivre tout mon être. Elle est enveloppante et m’isole avec toi. Et dans cette solitude de repos merveilleux, le tutoiement de tes lèvres, résonne à mon oreille charmée comme la mélodie d’un chant d’oiseau dans l’écho d’un sanctuaire. Mais tu l’éprouves cette paix au même degré que moi ; tous deux nous nous reposons après avoir gravi la pente ardue. Voyageurs courageux, la montée est finie ; devant nous s’étend la plaine large, baignée de soleil, bordée d’ombrage frais, attrayante. Assoyons-nous. C’est la fin d’un soir parfait. Demain se lèvera l’aurore sur nos rêves réalisés.

— Rallumons le feu du bivouac, il couve sous les cendres ; un souffle, et l’horizon s’embrase.

— Un baiser, et le ciel apparaît…

— Et vers lui élevons nos cœurs, Dieu soit loué !

— Jouissons du présent, nos berceaux garantissent l’avenir. Les têtes blondes soutiendront celles qui blanchiront…

Fin