Imprimerie des sourds-muets (p. 233-258).

CHAPITRE xviii

Pendant que nos amis laissaient filer les heures à Percé, Paul Bordier, assis à sa table de travail, ce jour-là, relisait la lettre de sa femme, et sa lecture l’affolait.

— Alix me prie de la rejoindre en Gaspésie, pourquoi cette fugue ? Mon père et Gilles sont là aussi, ça ressemble à un conseil de famille…

L’idée d’une demande en séparation de la part de sa femme se présenta soudain avec une telle force devant l’architecte, qu’il bondit de son siège, et se mit à marcher de long en large comme une bête en cage.

— Ohé ! Alix va me quitter, et je ne puis rien…

Une rage le saisit. Il sentait un besoin de tordre ses muscles sur quelque chose d’impossible à remuer, un rocher, une montagne ; de se battre avec n’importe quoi, homme ou chimère.

— Mon corps crie à la lutte, bégaya-t-il, eh bien, il l’aura ! Je vaincrai mon amour inutile… Je l’arracherai où il se cramponne… Je l’écraserai et marcherai dessus victorieux… Alix veut sa liberté, soit, je serai un homme libre aussi… Je prouverai à ma femme que ces mois de séparation m’ont été aussi salutaires qu’à elle.

D’un violent effort de volonté, il calma son agitation, mais sous la poigne de fer, son cœur se cabra, révolté, agressif.

Comme un cheval fougueux qui échappe à son maître, et qui après un saut furibond s’arrête devant celui qui voulait le dompter, Paul vit son amour superbe se dresser devant sa raison qui voulait l’étouffer.

Haletant, courbé, les mains crispées au bois de sa table de travail, le mari d’Alix assista au duel en arbitre impuissant.

L’Amour attaqua le premier :

— Tu veux me détruire, ô raison téméraire, où est ta force ? Une maladie te fait sombrer, moi, je ne crains pas la mort…

— Je frappe avec sûreté ; mes calculs sont froids, et j’échafaude avec prudence, rétorqua la Raison.

— Je fais un signe, et les plans conçus par ta sagesse, s’écroulent misérablement. Que peux-tu ! Où j’allume mon brasier, je suis inexpugnable.

— J’ai gagné des victoires sur toi. Je suis devenu maître de plus d’un cœur qui t’appartenait, en te chassant.

— Tu n’es pas devenu le maître de ce que tu croyais. Je brise ce que j’abandonne ; en sortant d’un cœur, j’en emporte la vie.

— Tu te vantes ! Je répare ce que tu as détruit, et le cœur refait à neuf…

— … par tes soins, n’en est plus un.

— Il m’obéit…

— Le cœur qui obéit à la raison, prouve qu’il a perdu son beau titre.

— Nous avons fait des compromis, et avons vécu en bonne intelligence.

— Jamais ! Je suis tout-puissant et entier, tu es faible et versatile, nous ne pouvons conduire de pair. J’inspire la foi, les actes sublimes et héroïques spontanés, toi, tu marchandes ; j’ouvre des horizons d’une magnificence insoupçonnée qui ravissent les yeux que je dessille, tu ne montres rien de neuf ; j’enseigne les plus belles choses du monde, tu es borné ; je réchauffe le cœur et lui verse l’ivresse qui l’empêche de vieillir, je donne l’élan à l’âme et je rends le corps léger, et ta froideur fait traîner la vie…

— Tu meurtris et tu désespères ! Tu fais agoniser et tu tues !

— Je donne un courage à vaincre le monde ; et toi, consoles-tu ?

Paul se courba davantage, et son front moite tomba lourdement sur le dur de la table. Un sanglot emplit sa bouche.

— Non, ma raison ne me consolera jamais… Et mon amour…

Son amour, il le sentait plus puissant que jamais ; son chant victorieux emplissait son âme.

Il se redressa, vibrant.

— Mon amour ! eh bien je le garde ! J’adore cette royauté qui me tyrannise… Je souffre de ce qu’elle m’impose, et je ne veux plus me passer de son joug… Je plains ceux qui n’en subissent pas le poids… Ils ne connaissent pas la joie de mes tourments… Je tremble de perdre celle que j’aime, et c’est précisément ce dont cette crainte est faite qui m’enivre. Je veux aimer toujours, et croire aux miracles de l’amour.

Il se trouva plus vaillant ; c’était le butin qu’il ramassait de sa raison vaincue.

Sur-le-champ, Paul Bordier adressa un télégramme à sa femme pour lui dire qu’il serait à Percé dans huit jours. Ensuite, il s’activa à régler ses affaires. Celles-ci en ordre, il boucla ses valises, et se mit en route. Durant le trajet, il se défendit de penser à ce que pouvaient être les intentions d’Alix.

— L’architecte arriva à Percé par une belle matinée ensoleillée. À l’hôtel, on lui dit que ces dames étaient sur la grève, car la journée, par exception en ce temps de l’année, était très chaude et qu’il trouverait monsieur Étienne Bordier chez lui.

Paul demanda le numéro de la chambre, et monta immédiatement voir son père.

— Bonjour papa, s’écria-t-il gaiement en entrant sans frapper.

Mais il s’arrêta interdit en voyant son père, qui, après s’être levé en l’apercevant, s’était laissé tomber dans un fauteuil.

— Père ! dit-il alarmé.

— Ce n’est rien, fit Étienne en s’efforçant de sourire, la surprise de te voir, mon cher enfant.

Paul s’approcha vivement.

— Moi qui croyais vous trouver en bonne santé. Êtes-vous sujet à ces faiblesses, demanda-t-il anxieux ?

— Non, ne t’inquiète pas, vois, c’est déjà fini. En effet, Étienne semblait à peu près remis.

— Vous m’avez effrayé, fit le jeune homme en riant.

— L’alerte est passée, reprit Étienne ému, et toi, comment vas-tu…

— Très bien. Et Alix ?

— En bonne santé. Tu as hâte de la revoir…

— Oui et non.

— Ce long hiver a dû être pénible, pourquoi n’es-tu pas venu à Québec ?

— À quoi bon ! Oh, excusez-moi de n’avoir pensé qu’à elle pour éviter cette visite. Vous étiez là pourtant avec ceux que j’aime. Je suis un ingrat.

— Tu es un amoureux, fit Étienne en soupirant, va trouver celle que tu aimes et qui finira bien par te rendre ton amour.

Et il décrivit l’endroit où les jeunes gens se tenaient de préférence. Les deux hommes causèrent encore un moment, puis Paul prit le chemin de la grève. Il découvrit facilement ceux qu’il cherchait.

Alix la première aperçut son mari.

— Paul ! dit-elle en se levant du pliant sur lequel elle était assise.

Arrivé près du groupe, l’architecte serra les mains à la ronde, puis prit place près de Gilles sur le sable.

— Quel endroit charmant, dit-il en regardant Alix, demeurerons-nous longtemps à Percé ?

— Ce sera à vous de décider, répondit-elle en fixant les vagues.

— Monsieur Bordier, comment trouvez-vous notre idée d’être venu ici à bonne heure comme ça, demanda mademoiselle Vilet ?

— Mais excellente, mademoiselle. Et toi Gilles, tu t’amuses ?

— Oui, les gens sont aimables.

— À propos, Gilles, reprit Béatrice en regardant à sa montre-bracelet, il est l’heure pour notre tournoi de tennis.

— Vous nous excusez, Alix ? Paul ? dit Gilles.

— Certainement.

Maintenant seule avec son mari, Alix suggéra :

— Préféreriez-vous que nous marchions un peu ?

— Oh, ne sommes-nous pas bien ici ?

— Mais oui.

— Alors restons-y, voulez-vous ?

— Volontiers.

— Et les chers nôtres à Québec, étaient bien portants lorsque vous les avez quittés ?

— Oh, oui. Ils m’ont, chargée d’amitiés pour vous, et…

— … Et de baisers ? Je les leur donnerai bientôt. Merci. Le temps ne vous a pas trop duré, cet hiver ?

Alix regarda son mari, une résolution dans ses beaux yeux.

— Paul, dit-elle, émue, nous ne pouvons vivre toujours ainsi…

Il pâlit.

— Vous avez raison, un arrangement quelconque serait à souhaiter.

— Dites toute votre pensé ?…

— Désirez-vous reprendre votre liberté, jeta-t-il à brûle-pourpoint ?

— Est-ce là votre solution, demanda-t-elle faiblement ?

— Peut-être est-ce la vôtre ?

— Croyez-vous que je fais appel à votre jugement pour un compromis de la sorte ? Je repousse toute idée de séparation. Est-ce que le principe qu’il ne faut pas se donner en pâture au public n’existe plus ?

— Il existe toujours ; et je rentre en grâce avec les « qu’en dira-t-on » qui m’aident à conserver aujourd’hui une apparence de foyer, dit-il désabusé.

Alix qui avait préparé longtemps à l’avance la conversation qu’elle venait d’entamer, resta étourdie, humiliée par cette réponse. Blessée, elle reprit hautaine :

— Il y a des gens qui se croient inattaquables dans leurs vertus et doutent de celles d’autrui. De le faire, est déjà un péché, et cette faute les ramène au niveau du commun des mortels. Cette faiblesse reconnue, ils devraient avoir égard aux manquements des autres, et ne pas juger trop vite. Se relever appartient à ceux qui sont tombés. Tendre la main alors est plus charitable que de frapper. Ce qui me fait repousser toute idée de séparation, n’est pas la crainte des « qu’en dira-t-on ». Si vous m’avez crue vaine à ce point, la paternité de votre supposition vous rapproche de moi.

— Vous me rappelez à mon devoir, Alix, pardonnez ma phrase si peu charitable, je la retire.

Elle haussa les épaules, lassée.

— Il ne m’appartient pourtant pas de vous donner une leçon.

— Oublions le passé, dit-il sourdement, le voulez-vous…

— Je le voudrais, mais le pourrai-je ?… Chaque action, suivant ce dont elle est faite, porte une récompense ou entraîne une punition ; je ne dois pas m’attendre à une palme pour les miennes, et les oublier par humilité. Pourtant j’ai tant de regret.

C’était la première fois qu’Alix parlait directement de sa faute. La façon dont elle le fit, bouleversa son mari. Paul prit les mains de sa femme et y appuya ses lèvres avec ferveur.

— Les plus belles places au Paradis, dit-il, sont à ceux qui savent se vaincre, et vous avez eu ce courage. Sur la terre, il n’y a personne sans reproche. Mes paroles vous ont profondément blessée jadis, pardonnez-moi.

— J’ai plus à me faire pardonner qu’à absoudre.

— Ne vous accablez pas outre mesure, Alix.

— Oh, je fus infâme, et vous le savez bien, dit-elle les larmes aux yeux, j’ai été méchante et cruelle, sans motif.

— Je vous en conjure, Alix, cessez de parler ainsi, vous vous torturez et me faites souffrir.

— Je vous devais de reconnaître mes torts…

— De l’avoir fait, prouve une grandeur d’âme peu commune…

— Je veux croire qu’en récompense, vous ne me refuserez votre estime.

— Je vous ai jamais méprisée, Alix ? s’écria-t-il. Oh, je vous ai… je vous estime tant, finit-il en baissant le front.

— Vos paroles me vont au cœur, murmura-t-elle, cela prouve peut-être que j’en ai un…

— Ah, votre cœur Alix, de quoi est-il donc fait !…

— Il fut bien compliqué, mais à présent, il est tout ainsi, pas romanesque. Paul, j’aspire à une vie paisible… près de vous…

— Qu’entendez-vous par vie paisible, mon amie ?

— La seule, la vraie, la vie chrétienne avec ses devoirs que je veux accepter, ses obligations, que je veux remplir.

Paul se redressa transfiguré.

— Alix ! vous feriez cela !… Oh ! soyez bénie…

La jeune femme éprouva un intense contentement, mais son amour refoulé mit une note mélancolique à sa voix lorsqu’elle reprit :

— Oh, ma décision est bien naturelle, ne trouvez-vous pas ?… Elle eût fait sourire la plus humble des paysannes.

— Les paysannes, je les adore ! Est-ce pour avoir pris leur costume une fois, que vous agissez bravement comme elles aujourd’hui ? Vous étiez ravissante ce soir-là, et Robin Hood fut bien déçu lorsque vous refusâtes de l’accompagner sous son chêne.

— J’étais née pour vous causer de la peine…

Paul prit sa femme doucement dans ses bras.

— La joie que vous venez de me donner, efface tous les chagrins, toutes les peines. Nous serons heureux dans la vie que vous venez de rendre possible.

Alix ne put retenir une larme qui tomba sur la main de son mari, et cette goutte pourtant tiède, glaça le jeune homme jusqu’au cœur.

— Alix, s’écria-t-il, qu’est-ce qu’il y a ? N’avez-vous pas confiance en moi… Ne voyez-vous pas que je vous…

Il s’arrêta frémissant, cherchant dans les mots ardents qui se pressaient, sur ses lèvres, ceux qui ne blesseraient pas celle qu’il tenait sur sa poitrine. Il reprit coupant ses phrases :

— Ne voyez-vous pas que je veux vous aider… Vous secourir… Rendre notre union agréable… Nous érigerons notre bonheur sur des bases solides… Nous…

Oh les mots insipides ! Il resserra son étreinte, il comprit qu’il ne pouvait plus contenir son amour, il ouvrit la bouche pour l’aveu, mais Alix disait en se dégageant :

— J’ai confiance en vous, mon ami. C’est cela, érigeons notre bonheur sur un calcul raisonnable. Oublions le passé, rebâtissons en neuf, tout en neuf…

Paul se vit ligoté par d’invincibles attaches. « Rebâtir en neuf ». Il eut la vision d’une maison construite dans un endroit désolé sur un coteau sans arbre. Maison toute droite, haute et sans ligne, peinte en gris dehors, et, à l’intérieur, divisée en pièces toutes pareilles, monotones, remplies d’écho : c’est là qu’il lui faudrait donc vivre. Il fut secoué du mouvement de révolte qui affecte l’innocent que l’on jette au cachot. Il ouvrit de nouveau la bouche sur l’aveu. La vue d’Alix dans une pose rigide dont il ne devina pas la souffrance, le dompta. Sa tête retomba. Dans l’enclos de la maison désolée, il vit un prisonnier qui venait de se blesser affreusement sur la haute muraille qui le tenait captif.

La voix du jeune homme ne lui parut plus la sienne, lorsqu’il reprit :

— Je vois, mon amie, que vous n’oubliez pas que votre mari est un architecte. C’est cela : rebâtissons !

Il se coucha sur le sable en fermant les yeux ; et, allumant une cigarette, il la consuma presque en entier de quelques profondes aspirations. L’air extraordinairement calme à ce moment, retint la fumée autour de lui.

Alix tourna lentement les yeux et regarda avidement son mari ainsi enveloppé. Elle laissa tomber tel un adieu :

— Cette fumée qui vous entoure, Paul, vous rend immatériel. Vous êtes tout estompé de bleu comme les personnages qui entrent et sortent de nos rêves.

— Le rêve… Qui n’a pas caressé, entretenu, espéré voir grandir cet enfant de notre imagination, mais la réalité nous le tue. Cette marâtre ne s’inquiète pas de ce genre d’infanticide pour nous rappeler au bon sens. Sans doute a-t-elle raison. Nous sommes créés pour vivre sur la terre et non dans les étoiles. Pourtant l’azur du ciel est si beau, il en coûte toujours d’en descendre…

— Rarement l’être en descend de lui-même, une main brutale se charge de l’en déloger…

— De grâce, Alix, fit Paul en se voilant la figure de ses mains, ne faites plus de ces allusions qui nous font mal à tous deux.

Un besoin de consoler cet homme qu’elle aimait tant, s’empara d’Alix, elle s’agenouilla près de lui :

— Mettons tout notre espoir en l’avenir, nous ne pourrons être malheureux avec ceux que le ciel nous enverra.

Paul se souleva sur son coude, et jeta, le regard fixé sur sa compagne :

— Oh ces enfants comme je les aime déjà, je les adore, dit-il avec passion.

Alix détourna la tête, et ne vit pas qu’il y avait plus que de l’amour paternel dans les yeux de l’architecte, celui de l’amant s’y reflétait désespérément.

— Oh que cet homme saura chérir ses enfants, se dit-elle, et moi… Oh, je devrai me contenter de la part, magnifique après tout, qui me revient du lamentable gâchis dont je suis cause.

Elle se leva, et courageuse sourit à son mari.

— Vous venez, Paul, dit-elle en lui tendant la main. Il prit la main offerte et la serra avec force.

— Amie ? interrogea-t-il, avec au cœur un reste d’espoir pour quelque chose de mieux que l’amitié.

— Amie, répondit-elle doucement, amie sincère et dévouée pour la vie. Elle souriait toujours, mais l’âme meurtrie, elle voyait son bel amour se laisser envelopper par l’ombre grandissante de son jardin caché.

Paul se leva et prit le bras de sa femme.

— Incomparable amie, fit-il en étouffant un soupir, marchons un peu, voulez-vous ? Faisons les premiers pas dans le sentier que vous venez de découvrir.

— Marchons, dit-elle simplement.

Ils prirent la direction de l’hôtel, en silence d’abord, mais Alix reprit presque aussitôt :

— Paul, j’avais choisi à dessein ce coin de terre que j’aime, pour être témoin de notre rencontre. Il saura en garder le souvenir.

— La terre que vous aimez, dit-il, en prenant une pincée de sable fin qu’il serra dans sa main avant de la laisser glisser dans ses doigts rapprochés, elle est douce au toucher, et, voyez, j’en mets un échantillon dans la poche de mon veston, à titre de porte-bonheur.

— Moi, je voudrais pour amulette, une parcelle du rocher là-bas.

— Le Rocher Percé, murmura-t-il, oh non, il est trop tragique avec sa blessure béante, inguérissable.

Il se baissa, et ramassa une petite coquille à ses pieds. Il la présenta à sa femme :

— Prenez ceci, plutôt, regardez, c’est nacré avec un peu de rose, tout comme un filet d’aurore, et cela a servi de maison.

— Merci, fit Alix, en introduisant le léger objet dans la pochette de sa bourse, nous voilà protégés contre les maléfices, ajouta-t-elle en souriant.

— Les maléfices, reprit-il en souriant à son tour, ce ne seront pas ceux qui s’en viennent à notre rencontre qui nous en jetteront, voici mademoiselle Vilet et Gilles.

Ils parlaient d’un ton naturel comme si aucune émotion ne les eût touchés. Pourtant la scène qu’ils venaient de vivre les avait suppliciés.

Alix envoya de la main un signe d’amitié ; les deux jeunes gens accoururent.

— Et cette partie de tennis, Gilles, demande Paul, une victoire ?

— Non. Une défaite, répondit-il en riant.

— Tu parais bien gai pour un vaincu, et mademoiselle Vilet ne semble pas peinée.

— Imaginez-vous que c’est cette disposition joyeuse qui nous a conduits à la défaite. Le sourire me bouchait les yeux, et Béatrice était aveuglée par ce qui brillait à son doigt. Nous avons raté toutes les bonnes combinaisons du jeu.

— Oh, je comprends vos distractions, dit Alix en prenant la main de mademoiselle Vilet, voyez donc Paul…

Une magnifique bague dont la monture ajourée retenait un diamant, brillait au doigt de la jeune fille.

— Fiancés, mes amis ? demanda Paul.

— Fiancés, dirent-ils d’une même voix.

L’architecte offrit la main à son beau-frère.

— Félicitations et sincères vœux de bonheur, dit-il.

Alix embrassa son amie.

— Sois heureuse, lui chuchota-t-elle à l’oreille.

— Nos fiançailles, lança Gilles, une surprise pour tout le monde, hein ?

— Même pour toi, je parie, répliqua Alix en regardant son frère, affectueusement.

— Je m’y attendais puisque je gardais une bague pour fin d’engagement, en permanence dans mon porte-monnaie. Béatrice l’ayant, vue, me l’a demandée, et voilà ! acheva-t-il en saluant son amie d’enfance. Oh, et parlant mariage, ajouta-t-il, madame veuve Luce Lebrun est à la veille de convoler ; Gaston Bendel de passage ici hier soir, m’a assuré la chose.

— Qui épouserait-elle ? demanda Alix intéressée et soulagée de savoir cette femme enfin casée.

— Un de ses anciens admirateurs. D’après Bendel, la belle rousse se serait subitement assagie à la suite du voyage qu’elle fit à Lucerne-en-Québec l’hiver dernier, et où elle fut l’héroïne de la détestable aventure que voici :

Donc lors de son passage à Lucerne-en-Québec, Luce fit la connaissance de Richard Wills, un magnat de l’huile du Texas. À la vue de la québécoise aux cheveux d’incendie, le fils de l’Oncle Sam tomba foudroyé d’amour à ses pieds. En moins de trois semaines, Luce montrait à tous ceux qui le voulaient ou non, une énorme bague, où étaient encloses les promesses Canado-Américaines. Richard couvrit sa dulcinée de superbes breloques. Luce, triomphante, se laissait parer en établissant une désobligeante comparaison entre le pauvre chat de gouttières qu’avait été son premier mari, et le généreux matou de gratte-ciel qui allait être son deuxième. La corbeille de noces débordait comme une corne d’abondance, quand vinrent y tomber quatre petits billets d’aspect inoffensif, mais dont chacun contenait un avertissement à la fulmicoton. Ces billets venaient des quatre femmes divorcées du yankie. Ces dames mettaient charitablement la future cinquième madame Wills en garde contre les « petits travers » de monsieur Richard, qui consistaient, en jalousie, ivrognerie, libertinage, avec, en plus, l’habitude détestable de changer de « sweetheart » à tout instant, et de laisser dans le dénuement celles qu’il abandonnait. Tout était dûment signé.

Luce commença par être indignée de ces écrits, puis le venin du doute s’infiltra en elle, pour ensuite se changer, hélas, en cette certitude révoltante : Richard Wills se moquait d’elle ! Elle eut un petit rugissement prometteur, et attendit son millionnaire. Lorsqu’il se présenta, il reçut le premier jet de la terrible colère de l’élégante veuve :

— Vous êtes propre, vous…

Il se méprit.

— « Very neat indeed » je prends mon bain chaque jour, « my love ».

— « My love… my love… » combien en avez-vous de « my love » dans votre vie, vil pompeur d’huile ?

— « Say, by the way » qu’avez-vous « Lucy dear… »

— Ce que j’ai ? J’ai surtout failli avoir ce que d’autres ont eu. Lisez ceci.

Et elle présenta les feuillets accusateurs du geste d’un percepteur montrant des billets échus.

Richard les lut, et, flegmatique, les remit à Luce :

« Oh, les sweet darlings », dit-il en cassant de ses dents armées d’or, des petites lames de gomme aromatisée.

— Vos femmes, hein ?

— « Ya… »

— Vos femmes, « Ya… », numéro de un à quatre, mais je ne continue pas la série, « no sir ».

— « Lucy ! breaking of promises ? You don’t mean it !… »

— « Breaking » rupture, comme vous voudrez, en Canadien, on appelle ça « la pelle ». Décampez !…

— « But Lucy », les bijoux que je vous ai donnés, « they are splendid »…

Elle avança d’un pas, l’air résolu.

— Ah, « savage », fit Richard Wills en battant en retraite.

— Adieu, butor !

Et c’est sur ces mots gracieux, que l’idylle prit fin.

— Voilà qui n’est pas banal, dit Béatrice en riant, et de quelle façon l’aventure aurait-elle assagi la belle Luce.

— Probablement qu’en regardant les riches cadeaux de Wills, et surtout en les vendant, comprit-elle comment on l’évaluait. En tous les cas, comme par enchantement, sa morgue provocante se changea en plus de dignité, avec le résultat que nous savons.

— Enfin ! elle a fini ses flirts pour ne pas dire ses intrigues, dit Alix avec un soupir de satisfaction.

Paul fixa sa femme.

Cette dame Lebrun, demanda-t-il, et la superbe sirène du bal de Spencer-Wood, font bien une même et seule personne, n’est-ce pas ?

— Mais oui, fit Alix avec une lueur inquiète dans les yeux, pourquoi cette question, mon ami…

Paul devina un sentiment de jalousie chez sa femme à l’égard de Luce, ce qui lui causa une joie troublante ; pourtant, il ne voulut pas exploiter sa découverte, même pour s’assurer si cette jalousie était motivée par quelque chose qui ressemblait à de l’amour. Il dit galant :

— Oh, si j’ai voulu savoir, ceci faisant penser à cela, c’était pour me rappeler la ravissante paysanne qui éclipsait la fille de la mer, ce soir-là.

Alix fut profondément touchée du compliment, et dans le regard de remerciement qu’elle adressa à celui qui l’avait tourné, elle laissa passer un peu de son amour.

Il resta ébloui.

— Oh, si le cœur de cette créature de beauté, songea-t-il, allait se réveiller, Et pourquoi pas ! Comme la vie serait belle !

Dans l’espoir de revoir ce qui venait de l’enchanter, il épiait ardemment Alix. Mais le beau visage ne montrait aucun signe d’émotion. Il s’était, trompé. Il soupira.

— Je crois, reprit Béatrice, que l’ondine a fini par comprendre la poésie des prairies, et c’est bien ainsi. Vivre simplement, s’aimer et se le dire, sont les meilleures garanties du bonheur.

— Un cœur et une chaumière, taquina Gilles.

— Deux cœurs dans un joli cottage en ville, ce n’est pas mal, tu sais, répliqua-t-elle moqueuse.

À ce moment, l’attention des jeunes gens fut attirée par un valet de l’hôtel qui accourait dans leur direction.

— Ce garçon vient vers nous, remarqua Alix, que nous veut-il ?

Un pressentiment traversa l’esprit de Paul.

— Mon père, murmura-t-il, en pâlissant.

L’employé, arrivé près du groupe, expliquait en s’adressant à Paul :

— Monsieur Bordier, votre parent je crois, est indisposé ; et vous demande. On a appelé le médecin.

Alix fut effrayée de la douleur de son mari devant cette nouvelle.

— Ne vous tourmentez pas à l’avance, supplia-t-elle, ce n’est peut-être rien de grave.

Mais Paul, sans répondre, prit le bras de sa femme.

— Allons vite, je vous en prie.

Ils arrivèrent à l’hôtel.

Lorsque Paul et Alix entrèrent dans la chambre d’Étienne Bordier, celui-ci assis dans son lit, leur fit un signe amical.

— Un simple malaise, mes enfants, dit-il, ne vous alarmez pas, le médecin qui vient de me quitter m’affirme que demain je serai sur pieds.

— Oh, je veux vous croire, papa, fit Paul soulagé.

— Mais oui, il faut me croire. Je n’aurais pas dû vous déranger.

Et se retournant du côté d’Alix :

— Quel piètre compagnon de voyage je fais.

— Ne dites pas cela à ceux qui vous aiment, mon père, et qui ne pensent qu’à votre santé, dans le moment. Aussitôt que vous pourrez voyager sans fatigue, nous retournerons à Québec, et là, nous vous guérirons. Nous entreprendrons encore de beaux voyages ensemble, monsieur Bordier.

— Vous êtes bonne, Alix, merci.

Paul resta au chevet de son père toute la nuit.

Le lendemain, le médecin qui avait donné ses soins à Étienne Bordier, revint voir son patient.

Paul reconduisit l’homme de science, sa visite terminée, et au moment de le quitter, lui demanda :

— Comment trouvez-vous monsieur Bordier ce matin ?

— Beaucoup mieux.

— Alors, fit Paul joyeux, tout danger est disparu ?

— Pour le moment, je le crois, oui.

— Pour le moment… craignez-vous quelque complication ?

Le docteur regarda l’architecte.

— Cet homme vous touche de près, n’est-ce pas ?

— Oh oui !…

— Alors il est de mon devoir de vous avertir que votre parent peut mourir d’une minute à l’autre. Le cœur est pris.

— Monsieur, supplia Paul, vous ne voulez pas dire que le danger est immédiat ?

— Je ne puis vous leurrer de vains espoirs. Le danger est plus proche qu’éloigné, malheureusement.

Paul resta atterré sous le coup, il demanda au médecin :

— Pourrait-on transporter monsieur Bordier chez lui ?

— Où demeure-t-il ?

— À Québec.

— Il peut accomplir le voyage, mais ne tardez pas. Et compatissant il ajouta :

— Du courage, mon ami, et n’oubliez pas : évitez les émotions au malade.

On fit hâtivement les préparatifs de départ. Et pendant que Béatrice, Alix et Gilles prenaient place dans l’auto, Paul s’installait avec son père à bord du convoi pour revenir à Québec.

Étienne supporta assez bien le trajet, mais rendu chez lui, le mal fit des progrès rapides. Tante Marie qui en avait tant vu mourir, ne s’illusionna pas sur l’état de son neveu. Ses jours étaient comptés. Elle le savait. Et si elle pleurait en cachette, elle souriait toujours en s’approchant du malade. Ses mains ridées, aux doigts fluets, avaient des gestes adroits pour replacer les oreillers, border les couvertures. Et lorsque, attentive, elle s’assurait si rien ne manquait, au confort du père de Paul, elle faisait penser à la maman, qui, après avoir habillé son enfant pour un grand voyage, se prépare à le suivre. Et c’était vrai pour tante Marie Elle savait qu’elle allait suivre Étienne dans la tombe. Son vieux cœur ne pourrait pas supporter l’épreuve de ce dernier deuil.

On se releva au chevet du mourant.

Impressionnée par la vue de la mort qui approchait, Alix ne pouvait détacher son regard du visage émacié de son beau-père, où seuls les yeux vivaient, si beaux, si sereins, si confiants.

Un soir, vers dix heures, la jeune femme commença son tour de veille. Étienne éprouvait, à ce moment, le grand mieux qui précède la fin, le repos de tous les membres avant l’assaut final du mal. Il reposait avec une apparence de santé.

— Demain il faudra le faire administrer, dit tante Marie, en venant embrasser sa nièce à son poste de garde-malade.

Et elle avait ajouté :

— Si vous avez besoin d’aide, ma chère petite, venez me chercher.

À minuit, Eustache vint remplacer Alix. Celle-ci alla se coucher, sans se dévêtir, sur un lit de repos dans la pièce voisine.

Par la fenêtre ouverte, l’air tiède de la nuit entrait en soulevant les rideaux, et Alix songeait qu’une brise semblable l’enveloppait lors de sa rencontre avec son mari, au bord de la mer, quelques jours plus tôt. Sa mémoire lui rappela tous les mots de leur entretien dont les suites avaient décidé de leurs relations futures. Mais en ce moment, cette vie de devoir lui apparut infiniment lourde à porter. Par une pensée qui l’obsédait depuis le triste retour de Percé, il lui semblait que toutes les attentions, toutes les prévenances de son mari ne s’adressaient plus à elle, mais à ceux auxquels elle donnerait le jour.

— Ah, pourquoi me torturer à l’avance, gémit-elle, le sort en est jeté, soyons vaillante. « Ô Dieu, supplia-t-elle, soyez-moi clément et donnez la paix à celui que j’aime. » Et toi, mon pauvre amour, adieu pour toujours !

La fatigue eut raison de la détresse, et Alix sombra dans un sommeil sans rêve.

Quelques heures plus tard, une voix familière venant de la chambre du malade, l’éveilla.

— Comment, se dit-elle, Paul est là, monsieur Bordier serait plus mal !

Elle se leva. Mais au moment d’ouvrir la porte de communication, qui unissait, les deux pièces, elle s’arrêta, clouée au parquet par ce qu’elle entendait.

Paul, arrivé sur le matin, avait pris la place de son père adoptif, et maintenant assis sur le rebord du lit d’Étienne, il demandait affectueusement :

— Vous sentez-vous mieux, papa ?

— Beaucoup mieux.

— Que je suis heureux ! Vous allez guérir !

— Ne te méprends pas sur la signification de mes paroles, mon fils, je suis mieux parce que je ne souffre plus, mais c’est la fin.

— Oh, ne parlez pas ainsi !

— Sois courageux ; rester avec toi eût été bien consolant, aller vers elle, ta mère, c’est divin, vois-tu…

— Oui, je vous comprends, vous allez à celle que vous aimez.

Et il ajouta âprement :

— Je préférerais l’amour d’une morte à l’indifférence d’une vivante…

— Paul, mon enfant, dis-moi que tu ne désespères pas de conquérir l’amour de ta femme ?

La voix d’Étienne quoique faible, résonnait très distincte, comme il arrive souvent chez ceux qui se meurent.

— Là-bas, en Gaspésie, reprit Paul, un moment j’ai cru, oui j’ai cru à la possibilité de l’admirable chose, j’ai aperçu dans les yeux d’Alix un reflet de cet amour que je convoite. Hélas, la lueur fut aussi fugitive que mon fol espoir.

— Et depuis, mon petit…

— Je passe par toutes les tortures du doute. Ah mon père, je suis las de souffrir, las de lutter contre moi-même, las de jouer la comédie où le bouffon pleure sous le masque. J’ai voulu arracher cet amour de mon cœur, j’avais à peine essayé, que j’ai bondi de douleur ; pour mon malheur, je n’ai plus le courage d’y toucher. Au contraire, je l’entretiens sans cesse, et aujourd’hui comme hier, il m’étouffe, il m’enivre. Ah, j’ai été lâche, et je le suis encore puisque le courage me manque devant vous pour me taire et vous éviter une dernière douleur.

— Mon cher fils, ne sois pas si malheureux, Alix t’aimera, c’est ton père mourant qui te le promet. Crois en la bonté, en la franchise de ta femme…

— Ce n’est pas sa bonté que je veux, reprit Paul la voix presque dure, et je crains sa franchise. Et pourtant, bientôt, demain peut-être, je lui jetterai mon cœur encore une fois… Elle s’en amusera si elle le veut…

— Oh, ne parle pas ainsi ! Quoi qu’il arrive, promets-moi d’être fort et de tout accepter avec résignation.

— Je le promets et je me résigne, dit Paul désolé, le front appuyé sur la main de son père.

Mais il se releva, et prononça lentement :

— Oui, résigne-toi et meurs. Comme tous ceux des nôtres, père, vous n’avez eu qu’un seul amour dans votre vie. À celle qui l’a partagé et vous a devancé dans la tombe, vous ne voulez pas survivre, et vous mourez dans la force de l’âge. Combien d’années peut durer l’existence misérable d’un Bordier, avec son amour méconnu…

— J’ai eu tout pour me tuer, et toi, fils adoré, tu auras tout pour vivre, fit Étienne le visage illuminé, tu posséderas un jour l’amour de ta femme, et tes enfants ne te seront pas ravis. Souris à la vie. Que mes yeux ne se ferment pas sur les tiens désespérés.

Paul resta un moment silencieux, puis il dit avec foi afin de ne plus attrister inutilement son père :

— Je crois en vos paroles, mon père, mourez en paix. Oh, plutôt non, vivez pour être témoin du bonheur que vous me promettez.

— Va à ton amour, mon fils, laisse-moi aller au mien ; je te bénis…

Alix avait écouté, sans perdre un mot, le dialogue pathétique. Cramponnée au chambranle de la porte, la tête appuyée sur son bras, elle restait chancelante. Des sons de cloches harmonieux emplissaient ses oreilles, et cette musique accompagnait jusqu’à son âme ces mots magiques :

— « Tu n’as jamais cessé d’habiter le cœur de cet homme. »

Une joie surhumaine l’enveloppa, et elle glissa sans bruit sur le parquet, évanouie.

L’air frais du matin venant de la fenêtre ouverte, la ranima. Avait-elle été longtemps inconsciente ? Le jour pointait dans toute la gloire du ciel pur. Elle se souvint, et la beauté de son regard éclipsa celle de l’aurore. Elle se leva. Un murmure de prière venait d’à côté ; sans hésitation, Alix ouvrit doucement la porte, et un spectacle impressionnant s’offrit à ses yeux : un prêtre à cheveux blancs, tout courbé, administrait l’Extrême-Onction à Étienne Bordier. Paul essuyait, d’une main qui tremblait, les sueurs qui coulaient du front de son père, Eustache et Jeanne pleuraient agenouillés au pied du lit ; tante Marie disait son chapelet, et sa voix chevrotante se fêlait souvent comme si elle allait se briser.

Alix vint prendre place à côté de son mari. Celui-ci suivait fasciné, le mouvement des doigts du prêtre qui mettaient le sceau suprême du pardon à ce corps dont la tâche était finie.

Sur une dernière bénédiction, le prêtre se retira, un peu plus courbé, ému de la douleur des autres.

Aux premiers coups de l’angélus, Étienne Bordier s’éteignit doucement.